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Aussitôt, Abigaël sentit sa respiration se bloquer, son corps se ramollit d’un coup. Son buste bascula vers l’avant et s’écrasa sur l’épais rebord de l’entonnoir. Choc frontal, craquement dans la tête. Impossible de bouger, elle se tenait comme un chat alangui sur un mur de pierres chaudes, bras et jambes pendant de chaque côté du bord.

Dans une sorte d’équilibre improbable.

De l’autre côté de l’écran, elle avait eu le temps d’apercevoir le visage de Cendrillon.

C’était celui de sa fille.

Léa.

79

Deux minutes. Deux minutes de paralysie absolue, où Abigaël n’arrivait plus à voir l’écran, seulement la surface floue du rebord métallique. Elle avait mal vu, Léa ne pouvait pas être vivante. Autour, des craquements, des sifflements. Le feu jouait, narguait. Une fois qu’elle eut recouvré l’usage de ses muscles, elle ne pensa plus à la douleur et se tourna vers le moniteur.

Nouveau choc. Léa était toujours là, immobile, les yeux rivés sur elle. Abigaël écrasa deux doigts sur le visage pixélisé de sa fille.

— Léa, Léa ! Parle-moi !

Celle-ci semblait lui répondre, avec ses yeux embués de larmes et ses lèvres qui bougeaient imperceptiblement. Abigaël crut y lire « maman ». Puis la jeune fille baissa la tête, s’avança et disparut du champ.

— Non ! Léa !

Abigaël hurla à la mort, appelant sa fille, même si elle savait qu’il s’agissait d’un enregistrement et que Léa ne pouvait pas l’entendre. Elle s’acharna sur l’appareil, essaya d’appuyer sur le bouton cassé de rembobinage, en vain. L’image restait fixe. Elle lâcha le Caméscope, se redressa, titubante, sonnée, presque groggy, manquant de déraper vers la bouche de l’entonnoir. Ses doigts accrochèrent le rebord, elle se glissa de l’autre côté et chuta.

Elle resta couchée par terre, s’y sentant bien. Léa ne pouvait pas être revenue d’entre les morts. Tout ça n’était qu’un rêve, une construction de son esprit. Il n’y avait pas de Léa, tout comme il n’y avait pas de feu ni de lavoir.

Rien d’autre qu’un mauvais tour joué par son cerveau.

Et elle allait le prouver.

80

La douleur provoquée par la brûlure de la cigarette qu’elle écrasa sur son bras fut si fulgurante qu’elle lui vrilla chaque nerf. Lorsqu’elle rouvrit ses yeux baignés de larmes, elle se trouvait toujours au milieu du lavoir embrasé. Une grosse poutre s’effondra, vraiment pas loin, soufflant une chaleur de fourneau. Abigaël chevaucha de nouveau l’entonnoir et attrapa le Caméscope du bout des doigts. Inscrit sur l’écran : « Ta seule place est au fond du trou… »

Elle maudit Freddy de toutes ses forces. Alors elle allait crever de cette façon ? Carbonisée et seule au monde ? Elle s’accrocha à l’image de Léa. Sa fille, vivante… Sa fille qui avait besoin d’aide. Bon Dieu…

Les diables couraient à quelques mètres, voraces et rieurs. Abigaël plongea son nez sous son sweat en toussant et essaya de réfléchir aussi vite que possible. « Ta seule place est au fond du trou… » Elle comprit. La grande bouche noire, au fond de l’entonnoir… C’était sans doute par là qu’il fallait passer. Elle essaya d’arracher le Caméscope de sa chaîne afin de récupérer le film, la preuve que Léa était en vie, qu’elle n’était pas folle. Elle n’y parvint pas.

L’image de sa fille allait brûler avec tout le reste.

Abigaël se laissa glisser dans la pente, allongée, comme sur un toboggan. Le trou l’avala, elle chuta d’un mètre dans le noir avant qu’une courbe lui évite de se rompre les os et l’entraîne plus bas à grande vitesse. Encore une chute — interminable celle-là —, la lumière soudaine, son corps projeté sur un tas noirâtre de poussière de charbon. L’atterrissage fut sans douleur, bien que raide. Abigaël se redressa et se traîna jusqu’à la sortie, boitillant, le torse parsemé de taches de sang, d’entailles et de charbon mêlés.

Elle regagna sa voiture, roula en rase campagne sur quelques kilomètres, croisa des camions de pompiers qui filaient à vive allure et emprunta un chemin de terre, où elle s’arrêta. Ses os, ses muscles, sa chair lui faisaient mal. Son esprit aussi. Léa. Qu’allait-il se passer maintenant ? Qu’est-ce que Freddy attendait d’elle ? Quand reprendrait-il contact ? Dans un jour, dix jours, un mois ?

Elle pleura un long moment, au point d’avoir mal au crâne. Léa, vivante, debout et droite. Six mois d’enfermement, de souffrances… Elle imagina sa fille à la place d’Arthur, sur l’île, tombant dans l’eau chaque fois qu’elle dormait et se réveillant face à la tête de renard. Léa, seule dans le froid et le noir… Abigaël se repassait en boucle chaque seconde où elle avait pu voir le visage de sa fille sur ces quelques centimètres d’écran. Il fallait qu’elle s’accroche à ces images, qu’elle y croie : elle avait VU Léa !

Et pourtant, elle était allée dans la salle d’autopsie pour l’identifier, elle avait observé son cercueil s’enfoncer dans les entrailles du funérarium. Et ce tatouage à la cheville sur le cadavre ? Et la clé de la valise, dans sa poche ?

Elle éprouvait l’envie de crier ses découvertes aux gendarmes, d’appeler Lemoine pour tout lui expliquer. Impossible. On la recherchait, on ne l’écouterait pas raconter cette histoire incroyable. Les morts ne peuvent revenir à la vie.

Son téléphone portable sonna. Frédéric… Le monstre… Elle éteignit et sortit la carte SIM de son compartiment. Ils ne la localiseraient pas. Puis elle tendit ses bras sur son volant, le regard dirigé vers cette campagne jaune et ondoyante. C’était la tempête sous son crâne, les gros nuages noirs des événements s’enchevêtraient pour former un orage monstrueux. Dans ce chaos, Abigaël entrevit pourtant des morceaux de réponses aux questions qui la hantaient depuis des mois.

Si Léa n’était pas morte, alors qui était celle qui avait été découverte écrasée contre un arbre ? Quelqu’un avait remplacé le corps, un individu capable de reproduire le tatouage sur un cadavre anonyme et de lui fracasser le visage pour qu’Abigaël fût incapable de le reconnaître.

Tant de choses s’éclairaient, à présent : le fait que le prétendu cadavre de Léa, dans la voiture, ne présente pas de traces de Propydol, alors que, Abigaël en était désormais certaine, Léa avait été droguée. Elle se rappela aussi la lettre découverte dans les bois : « … je vais bientôt mourir. […] Je t’aime, ma petite maman. » Freddy avait dû forcer Léa à lui écrire ce mot. Parce qu’il avait assisté à l’accident. Et que lui aussi, il avait décidé de jouer avec elle. De la rendre folle. Bien plus pervers que de lui demander de se mutiler ou de se suicider.

Abigaël poussa plus loin encore son raisonnement : si on avait remplacé le corps de Léa, on avait peut-être également échangé celui de son père. À l’IML, Abigaël avait vu un corps portant les habits d’Yves, de sa corpulence, avec les mêmes marques de piqûres aux avant-bras. Mais là non plus, impossible de reconnaître le visage.

Peut-être que personne n’était mort la nuit de l’accident.

La perspective d’un tel scénario lui donnait le vertige.

L’impression d’être absorbée par un tourbillon, tandis que les pièces du puzzle s’assemblaient dans sa tête. Il fallait absolument qu’elle vérifie quelque chose. Que les masques tombent. Elle remit le contact et prit la route.

Direction l’institut médico-légal de Lille.

81

Garée discrètement le long d’une route, Abigaël avait la morgue en ligne de mire. Elle attendait que le frère de Frédéric sorte pour pénétrer dans son bureau. Elle connaissait bien les lieux : après avoir franchi l’accueil, on pouvait aller à peu près n’importe où, des salles d’autopsie aux bureaux de l’étage que le personnel ne fermait jamais à clé. Elle savait exactement où étaient rangés les rapports d’autopsie d’Hermand Mandrieux et, surtout, les radiographies de chaque cadavre qui transitait par l’IML.