— Impliqué ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Abigaël ouvrit le rapport médico-légal et se rendit à la partie concernant l’analyse du squelette. Elle le parcourut rapidement des yeux, puis le referma et le claqua devant elle. Hermand Mandrieux se mit en travers de son chemin lorsqu’elle se dirigea vers le fond du bureau. D’un geste vif, elle s’empara du coupe-papier sur le bureau et l’appuya sur sa poitrine.
— Si tu ne me laisses pas passer et consulter ces fichues radios, je te plante ça dans le bide. Je te jure que je le ferai.
Mandrieux comprit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle n’était pas dans son état normal. Il s’écarta.
— Ne fais pas ça.
Elle garda un œil sur lui et se mit à fouiller dans les dossiers suspendus et rangés avec soin. Elle ne mit pas longtemps à trouver le bon, qu’elle posa sur le bureau et consulta.
— Je me souviens bien de cette nuit où nous sommes venus assister à l’autopsie, avec Frédéric. La jambe gauche du cadavre était détachée du reste du corps et tu l’avais mise à l’écart sur l’autre table d’autopsie… Peut-être parce que j’aurais pu voir la cicatrice sur le tibia ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ça sentait tellement mauvais que je suis sortie avec Patrick Lemoine, mais Frédéric est resté seul avec toi. Qu’est-ce que vous vous êtes dit ?
Silencieux, Hermand fixait Abigaël froidement, immobile au milieu de la pièce, les bras le long du corps. La jeune femme trouva les radiographies, en leva quelques-unes devant la lumière. Son cœur se brisa lorsqu’elle découvrit, sur celle du tibia gauche, une pièce de métal rectangulaire.
— C’était lui… Le cadavre dans le coffre, c’était mon père…
Elle se laissa tomber dans le fauteuil du médecin, anéantie.
— Il a eu cette blessure lors d’une banale intervention. C’est à ce moment-là qu’il a connu Frédéric. Ils ont passé du temps ensemble à l’hôpital et…
Ses mains se mirent à trembler. Elle les plaqua sur ses cuisses.
— Frédéric t’a demandé de cacher la présence de cette broche avant qu’on arrive dans la salle d’autopsie, c’est ça ? Alors, tu as… décroché la jambe du reste du corps. Mon Dieu… Me dis pas que c’est lui, Hermand. Me dis pas que c’est Frédéric qui a tiré une balle dans la tête de mon père et qui lui a défoncé le crâne à coups de cric, avant de le balancer vulgairement au fond d’une rivière.
Hermand s’approcha.
— Tu ne vas pas bien, tu ferais mieux de…
— Les deux cadavres qui ont remplacé ma fille et mon père, ils venaient de tes putains de tiroirs de morgue, hein ? Ma Léa est entre les mains de Freddy depuis plus de six mois ! Et toi, tu le savais !
Le légiste n’était plus que l’ombre de lui-même. Il soupira longuement, comme résigné.
— Qu’est-ce que tu sais ?
— Que mon père fuyait des types qui cherchaient à lui faire la peau. Qu’il était un trafiquant de drogue, et que plus de trente kilos de cocaïne étaient enterrés dans un bois pas loin d’ici. Qu’il nous a droguées, Léa et moi, la nuit de l’accident. Qu’on a voulu faire croire à tout le monde que mon père et ma fille étaient morts…
Le médecin resta inerte quelques secondes.
— Ça ne te servira sans doute à pas grand-chose si je te dis que je suis hanté par cette histoire, que je n’en dors plus la nuit, que… chaque jour où je vois un flic entrer ici, j’ai une trouille bleue qu’on vienne pour m’annoncer que tout est terminé, et que, en même temps, j’ai envie de tout raconter. Parce que je n’en peux plus.
Il secoua la tête.
— Cette histoire a tellement mal tourné… C’était juste une question de temps. Et on dirait bien que le moment est venu.
Il fixa longuement un cadre sur le bureau. Puis ses yeux revinrent vers son interlocutrice.
— Je vais te raconter la vérité.
83
— Tout a commencé le soir du 4 décembre, deux jours avant l’accident. Mon frère est venu me voir en salle d’autopsie. Il y avait beaucoup de boulot, on avait reçu vingt-six corps au début de la semaine, suite à un incendie domestique déclaré dans une tour de Lille-Sud. Un vrai carnage. Des enfants, des parents, surpris pendant leur sommeil par les gaz toxiques. Il y a eu des brûlés, mais la plupart ont été intoxiqués. Des familles entières ont été transférées ici. Frédéric avait été mis au courant de ce drame, puisque les équipes de gendarmerie étaient intervenues sur les lieux. Quand il est arrivé, cette nuit-là, il m’a demandé une chose terrible. Il voulait que je lui fournisse deux corps pour le lendemain soir.
Ses yeux semblèrent s’égarer au fond de sa conscience. Abigaël eut l’impression qu’il revivait l’instant.
— L’un devait être grand, au moins un mètre quatre-vingts, robuste, la soixantaine. Et l’autre, une jeune fille, 13, 14 ans, blonde si possible… Quand il m’a montré la photo pour que je me fasse une idée, j’ai reconnu ta fille. Bon Dieu, Abigaël, tu dois me croire si je te dis que je ne voulais pas l’entendre, que j’ai failli en venir aux mains avec lui. Oser me demander une chose pareille… Est-ce qu’il était devenu fou ? Et qu’est-ce qu’il magouillait ? C’est là qu’il a fait entrer ton père. Un type imposant dont Fred m’avait beaucoup parlé. Une sorte de Pygmalion. Bref, tout ce qui allait avoir de terribles conséquences s’est passé ce soir-là, dans la salle d’autopsie. J’ai écouté ton père qui m’a raconté son histoire. Il m’a expliqué que ta vie et celle de ta fille étaient menacées. Que vous étiez susceptibles de devenir les victimes collatérales de ses affaires s’il ne disposait pas de ces deux cadavres avant le lendemain soir.
— Mais… pourquoi ?
— Tu as déjà dû entendre parler du cartel mexicain de Chapolas, une organisation criminelle ultraviolente qui arrose de cocaïne le monde entier. Ils ont une branche en Europe, dont les points d’entrée principaux sont l’Espagne, la Suède, les Pays-Bas et la France. Il y a quelques années, ils ont dépêché des membres de leurs groupes sur place pour développer leur business. D’anciens militaires, des flics corrompus, des mercenaires du crime originaires d’Amérique centrale… De vraies bêtes sauvages qui inondent nos quartiers de ce poison.
Il avait retrouvé son calme. Les mots sortaient tout seuls.
— Ton père n’a jamais démissionné des douanes, enfin, en tout cas, pas de la façon dont tu le crois. Il travaillait encore pour eux mais, tout le monde, y compris ses collègues, sa famille, même une partie de sa hiérarchie, devait croire que c’était terminé… Il y a donc eu une fausse démission, une couverture. Au départ, ton père avait pour mission de s’infiltrer dans l’organisation et de transmettre des renseignements en haut lieu. Les douaniers savaient que le port du Havre servait de plaque tournante. En apparence, ton père profitait d’une préretraite à Étretat. Officieusement, des fonctionnaires bien placés du ministère de l’Intérieur lui avaient créé une identité, un passé peu reluisant et fourni un bateau, saisi sur une autre affaire, pour qu’il devienne Xavier Illinois, petit délinquant notoire impliqué dans quelques coups.
— Continue, lâcha-t-elle froidement.
— … Ton père, sous sa nouvelle identité, a réussi son infiltration. Je ne connais pas tous les détails, mais sous le couvert d’une société de transport touristique, il a monté quelques petits trafics afin de se faire repérer par le cartel. Puis il a commencé à travailler pour eux. Il convoyait de la drogue qu’il récupérait au large et livrait au port à des intermédiaires. Mais après quelques mois, un ordre venu d’en haut lui a demandé de lâcher cette opération pour une raison que j’ignore. Yves a refusé, il s’est mis en porte-à-faux avec son seul contact au ministère de l’Intérieur et il a démissionné pour de bon, cette fois. Il n’était plus douanier mais voulait aller au bout, faire tomber cette partie du cartel, parce qu’il s’en sentait capable… Alors, il a continué à « aviser » les douanes — un aviseur est une espèce d’indic —, mais il n’était plus protégé si ça tournait mal. Il pouvait être arrêté et même tué par ses anciens collègues dans le cas d’opérations d’interpellation. Aux yeux de la loi, d’infiltré, il était devenu un véritable trafiquant de drogue…