Abigaël revoyait son père, amaigri, usé, avec ces marques d’aiguille aux bras. Il avait probablement dû pousser loin son personnage d’infiltré.
— … Le cartel Chapolas est l’un des plus violents et sanguinaires de la planète, poursuivit le légiste. Sais-tu comment ils punissent leurs adversaires et ceux qui les trahissent ? Ils les laissent en vie, mais ils torturent et tuent toute leur famille de la façon la plus effroyable qui soit. Une autopsie, à côté, c’est de la rigolade. Ton père m’a montré des vidéos de ce qu’ils ont fait sur Internet, parce que en plus, ces fous furieux postent ça pour que tout le monde voie. Même moi, j’ai eu du mal. Et tu as beau fuir à l’étranger, te cacher, être protégé, ils te retrouvent toujours. Il n’y a pas de solution. Et c’était ce qui vous attendait, Léa et toi, si on n’avait rien fait. La pire des morts…
Abigaël en voulut aux douaniers, aux lâches qui avaient abandonné son père, à l’administration. Qu’avait été Yves pour eux ? De la chair à canon ? Un pion qu’on manipulait et qu’on jetait après usage ?
— … Ton père, sous sa couverture, n’avait qu’un point faible : Léa et toi. Il a dû faire une connerie à un moment donné. Vous appeler alors qu’il ne fallait pas, laisser une trace de votre existence, une photo. Dès que le cartel a compris que ton père n’était pas Xavier Illinois, vos jours étaient comptés. Ces gens-là ne tuent pas tout de suite, ils prennent plaisir à prendre leur temps, comme des orques tournant autour de leurs proies.
Il désigna du menton les dossiers, derrière Abigaël.
— On avait des corps à profusion à cause de l’incendie, et plutôt en bon état pour la plupart car, comme je te l’ai dit, ils avaient été intoxiqués et non brûlés. Les adultes de l’âge et de la physionomie d’Yves, ce n’était pas ce qui manquait, à quelques kilos près. Pour la gamine, ça a été un sacré coup de chance. Il y avait une môme blonde de 12 ans, parmi les victimes, elle devait être mise en bière le 5 décembre au matin…
De nouveau, il prit la photo encadrée de ses enfants. Contempla leur visage dans un soupir.
— Tu sais comment ça fonctionne, Abigaël. Les policiers viennent faire les scellés à la morgue en bas, en présence des pompes funèbres. Je me suis arrangé pour être seul avec le cercueil juste après la pose des scellés, une dizaine de minutes, avant que les pompes funèbres les embarquent, ce n’était pas compliqué. Frédéric m’avait fourni un bâton de cire et un tampon à scellés de la police nationale. J’ai ouvert les cercueils… Sorti les corps… Refait les scellés. Personne n’a fait attention. Le cercueil de la gamine qu’ils ont embarqué était lesté d’un sac de béton que j’avais préalablement dissimulé dans les tiroirs, et celui de l’homme, de trois sacs. Les cadavres qui auraient dû se trouver dans les cercueils sont retournés au fond de leurs tiroirs de morgue. C’était aussi simple que ça.
Abigaël l’écoutait avec dégoût et colère, mais s’efforçait de ne rien dire pour ne pas l’interrompre.
— Ton père avait pensé à tout, un vrai stratège. Il a déployé une carte de la région sur la table d’autopsie, il a montré l’endroit exact où aurait lieu « l’accident » : le virage dans cette fameuse route en travaux, quelques kilomètres après la sortie d’Orchies, au niveau de la borne kilométrique 12. Il était allé là-bas dans l’après-midi pour étudier la façon dont il s’y prendrait. Son idée, c’était de projeter le véhicule contre un arbre, avec les deux cadavres de l’incendie à l’intérieur. Puis il devait emmener Léa avec lui et disparaître plusieurs mois en Espagne, le temps que les choses se tassent avec les hommes du cartel. Ensuite, il t’aurait contactée. Vous auriez probablement dû quitter le Nord, mais vous auriez été en vie.
— Mais… pourquoi Léa ? Pourquoi il voulait la prendre avec lui ?
— S’il avait été la seule victime de l’accident, ça aurait paru suspect aux yeux du cartel. Ils sont rompus à toutes les techniques de ceux qui essaient de passer entre les mailles du filet. Lui mort, et toi et ta fille qui en réchappent, comme par hasard ? Ça aurait été trop gros. Ta douleur, Abigaël… Ton chagrin était l’assurance dont avaient besoin ces types pour être certains que ce qui s’était produit était la réalité. Que ton père et ta fille étaient morts. Ils n’avaient donc plus aucune raison de s’en prendre à toi.
Abigaël se rappelait les mots de son agresseur : « Tu devrais être morte à l’heure qu’il est. Mais c’est ton père qui s’est fracassé à ta place. Il s’en est bien tiré, cet enfoiré. Et toi aussi. » Elle ferma les yeux. Tout bouillait à l’intérieur. Ces hommes du cartel avaient été là à l’enterrement, ils avaient rôdé autour de sa maison, avaient vérifié qu’Yves n’avait pas essayé de les duper.
— Mais là où ton père s’est gouré, c’est que ces hommes de l’organisation n’ont jamais lâché, à cause de cette drogue qu’ils voulaient à tout prix récupérer. Ce pactole de poudre blanche mis de côté pour assurer la planque et vous construire une nouvelle vie. Un type comme lui n’aurait pas eu de mal à la refourguer et à en tirer des millions d’euros…
Lorsque Abigaël releva les paupières, les larmes étaient là.
— Les analyses ADN… murmura-t-elle. Il y a eu des comparaisons au laboratoire, le gendarme Palmeri de la brigade accident était sur place avec son collègue lorsque tu as fait les prélèvements sur les cadavres. Tout cela était rigoureusement encadré. Vous ne pouviez pas tricher.
— Si, bien sûr que si, il suffisait d’anticiper. Tu passes ta brosse à dents dans la bouche d’un cadavre, tu mets un peu de ses cheveux dans ta propre brosse à cheveux, tu enfermes le tout dans ta valise… Quand on connaît les procédures, on peut toujours tromper le système, aussi performant soit-il. Ton père est revenu ici, la veille de l’accident, aux alentours de 17 heures, avec les brosses à dents et la brosse à cheveux de ta fille. On a fourré les brosses à dents dans la bouche des morts…
Abigaël se rappelait : son père avait prétendu être allé à Lille en fin d’après-midi, le 5. En fait, il était venu ici, avec les affaires de Léa, les avait imprégnées des traces des cadavres et les avait remises en place dans les valises.
— … On a marqué le cadavre de l’adulte de traces d’aiguille aux bras, parce que Yves en avait. On lui a rasé les cheveux comme ton père. Et pour le tatouage de chat sur le corps de la gamine, Frédéric l’a fait réaliser par une personne de confiance en bas, à la morgue. Il n’y avait évidemment aucune rougeur indiquant qu’il était récent, puisque les cadavres ne marquent plus.
— Et le Kangoo ?
— La nuit du drame, Frédéric ne voulait pas utiliser son véhicule personnel, trop risqué. Dans ces moments-là, on a toujours peur d’avoir une panne, un accident. Au moins, en cas de pépin, il pouvait abandonner la voiture volée. Et puis, il fallait un véhicule utilitaire afin de pouvoir y dissimuler aisément deux cadavres. Il a volé un Kangoo en banlieue, et il est venu avec, la nuit du 6, ici, à l’IML. Il était aux alentours de 1 heure du matin, il n’y avait plus personne, je m’étais assuré que le garçon de morgue ne serait pas là. On a chargé les deux corps à l’arrière, et Frédéric est parti… J’ai prié pour que tout fonctionne comme prévu, qu’il n’y ait aucun problème. Quand il m’a appelé vers 5 heures pour me dire que tout s’était bien passé, ça a été un énorme soulagement. La suite était limpide. Je recevais les corps de l’accident le lendemain, je faisais les autopsies en respectant toutes les procédures…