Le deuxième croiseur poursuivait son orbite elliptique autour de Luna.
J’ai appris tout cela par Mike après notre arrivée près de la Fronde de David, le dimanche matin. Il paraissait fort irrité par la perte de deux de ses yeux, et encore plus par les pertes subies par les servants des canons ; il me semble que Mike était en train d’acquérir quelque chose qui ressemblait à la conscience humaine : il se sentait apparemment coupable de n’avoir pas pu localiser immédiatement les six objectifs. Je lui ai fait remarquer que nous nous battions avec des armes improvisées, d’une portée limitée, pas avec une véritable artillerie.
— Et toi, Mike ? Tu vas bien ?
— Pour l’essentiel, oui. Mais j’ai des discontinuités lointaines. Une fusée encore en état m’a coupé des circuits vers Novy Leningrad ; j’ai cependant reçu des données par Luna City selon lesquelles mes commandes locales marchaient de manière satisfaisante, et qu’il n’y avait pas eu de pertes dans les services municipaux. Je suis gêné par ces coupures mais on pourra refaire des connexions plus tard.
— Mike, tu parais fatigué.
— Fatigué, moi ! C’est ridicule ! Man, tu oublies ce que je suis. Je suis ennuyé, voilà tout.
— Quand le deuxième vaisseau sera-t-il de nouveau en vue ?
— Dans environ trois heures s’il se maintient sur la même orbite, ce qui m’étonnerait… Quatre-vingt-dix chances sur cent pour qu’il modifie sa trajectoire. Je m’attends à le voir dans une heure environ.
— Une orbite en catastrophe ? Non ?
— Il a quitté mon champ de vision alors qu’il se trouvait à l’azimut et en direction est, 32° Nord. Est-ce que cela ne te suggère rien, Man ?
J’ai essayé de réfléchir.
— Je suppose qu’ils vont alunir et tenter de te faire prisonnier, toi, Mike. En as-tu parlé à Finn ? Ou plutôt, as-tu demandé à Prof d’avertir Finn ?
— Prof est au courant. Mais ce n’est pas comme cela que j’analyse ces éléments.
— Alors, je crois que je ferais mieux de me taire et de te laisser travailler.
Je me suis exécuté. Leonore m’a préparé mon petit déjeuner pendant que j’inspectais le jeunot, et j’ai honte d’avouer que je me suis trouvé incapable de me désoler sur nos pertes avec Wyoh et Leonore toutes les deux à mes côtés. Mamie avait envoyé Leonore « pour faire la cuisine à Greg », après la mort de Milla, mais ce n’était qu’un prétexte : il y avait assez de femmes sur l’aire de catapultage pour préparer de bons petits plats pour tout le monde. Il s’agissait surtout de remonter le moral de Greg, et aussi celui de Leonore : Leonore et Milla étaient très liées.
Le petit semblait très bien se porter. Il travaillait sur l’Amérique du Sud, envoyant les charges les unes après les autres. Depuis la salle du radar, je regardais, avec amplification maximum, tandis qu’il en plaçait une dans l’estuaire qui sépare Montevideo de Buenos Aires ; Mike n’aurait pu faire preuve de plus de précision. J’ai ensuite vérifié son programme pour l’Amérique du Nord, sans rien trouver à corriger. Je l’ai alors enfermé et j’ai mis la clé dans ma poche. Jeunot était laissé à lui-même… sauf si Mike prévoyait d’autres ennuis et décidait de reprendre les rênes.
Ensuite, je me suis assis et j’ai essayé d’écouter en même temps les nouvelles de la Terre et celles de Luna City. Un câble coaxial amenait de L City les circuits téléphoniques, les instructions de Mike pour son fiston idiot, la radio et la vidéo ; le site n’était plus isolé. Outre le câble venant de L City, l’aire de catapultage possédait des antennes pointées vers Terra ; nous pouvions donc entendre directement toutes les nouvelles terriennes que le Complexe pouvait capter. Cette précaution semblait bien utile : pendant la construction de la catapulte, la radio et la vidéo de Terra avaient constitué nos seules distractions, et c’était aussi une précaution dans le cas où notre câble unique serait interrompu.
Le satellite-relais officiel des N.F. prétendait que les radars balistiques de Luna avaient été détruits et que nous étions maintenant inoffensifs ; je me demande ce qu’ont pensé les gens de Buenos Aires et de Montevideo en entendant cette nouvelle. Probablement trop occupés pour écouter… Il faut d’ailleurs dire que, dans une certaine mesure, les coups dans l’eau étaient pires que ceux que nous pouvions assener sur la terre ferme.
Le canal vidéo de Luna City montrait Sheenie annonçant aux Lunatiques les résultats de l’attaque lancée par l’Espérance ; il donnait d’autres nouvelles et répétait que la bataille n’était pas terminée pour autant, qu’un autre vaisseau de combat pouvait à tout instant surgir dans notre ciel, qu’il fallait se préparer à tout, que l’on devait conserver nos combinaisons (Sheenie portait la sienne, casque ouvert), qu’il fallait aussi surveiller les systèmes de pressurisation, que tous les groupes devaient rester en alerte rouge et qu’enfin, tous les citoyens que le devoir n’appelait pas ailleurs devaient se hâter de gagner le niveau inférieur et y demeurer jusqu’à la fin. Et ainsi de suite…
Sheenie a plusieurs fois répété ses consignes puis, tout à coup, s’est interrompu.
— Attention ! Croiseur ennemi à portée de radar, à basse altitude et arrivant à grande vitesse. Il va probablement se poser en catastrophe sur Luna City. Départ de fusées se dirigeant vers l’éjection de la…
L’image et le son ont été coupés.
Je ferais aussi bien de vous dire maintenant ce que nous, qui étions près de la Fronde de David, nous n’avons appris que plus tard : le deuxième croiseur, volant à très basse altitude et à très grande vitesse sur l’orbite la plus serrée autorisée par le champ lunaire, avait pu commencer à bombarder l’éjection de la vieille catapulte à distance d’une centaine de kilomètres des canonniers de Brody ; il était parvenu à démolir un certain nombre de segments au cours de la minute nécessaire pour arriver à portée des foreuses-canons, toutes rassemblées autour des radars de l’aire de catapultage. Je pense qu’il se croyait en sécurité mais il se trompait. Les gars de Brody lui ont brûlé les yeux et frotté les oreilles. Le vaisseau a décrit une courbe et est allé s’écraser près de Torricelli ; il semble qu’il ait essayé de se poser car on a vu s’allumer ses tuyères immédiatement avant la chute.
Les nouvelles suivantes venaient de la Terre : la tapageuse radio des N.F. prétendait que notre catapulte avait été détruite (vrai) et que la menace constituée par Luna n’existait plus (faux), elle demandait à tous les Lunatiques de faire prisonniers leurs mauvais chefs et leur disait de se rendre, de faire appel à l’indulgence des Nations Fédérées (« indulgence » inexistante, bien sûr).
J’ai écouté avec attention et j’ai, une fois de plus, vérifié le programme, puis je me suis rendu dans l’obscure salle des radars. Si tout se déroulait selon les plans prévus, nous allions presque immédiatement pondre un autre œuf dans le fleuve Hudson, puis pilonner des objectifs divers sur tout le continent, et cela trois heures de suite ; nous allions tirer coup par coup car le jeunot n’était pas capable de tirer plusieurs salves en même temps, mais Mike avait tenu compte de son inexpérience.
L’Hudson a été frappé comme prévu. Je me suis alors demandé combien de New Yorkais écoutaient le bulletin d’information des N. F. au moment de l’attaque, qui offrait un bien beau démenti.