Je me montrais peut-être trop prudent, mais rendez-vous bien compte que cette catapulte, ce radar unique et ces deux douzaines de projectiles représentaient tout ce qui pouvait encore permettre à Luna d’éviter la défaite totale, que notre dernière chance consistait à ne pas leur laisser savoir ce que nous avions ni où nous nous trouvions. Il nous fallait donner l’impression de pouvoir bombarder sans arrêt Terra avec des fusées, qu’ils comprennent que nous le faisions au moyen d’un engin dont ils ne soupçonnaient pas l’existence et qu’ils étaient incapables de localiser.
Seul problème : les Lunatiques, pour la plupart, ne connaissent rien à l’astronomie. Normal, puisque nous habitons des cavernes et que nous n’allons en surface qu’en cas de nécessité absolue. Nous avons quand même eu de la chance : il y avait un astronome amateur dans l’équipe de Greg, un type qui avait travaillé un certain temps à l’observatoire de Richardson. Je lui ai exposé mes plans, je lui ai confié le travail et l’ai laissé se débrouiller pour montrer lui-même à ses hommes comment identifier les étoiles. Je me suis occupé de tout ça avant de revenir à notre conseil de guerre.
— Alors, Stu ? Pourquoi ne frapperions-nous pas la Grande Chine ?
— J’attends toujours des nouvelles du docteur Chan. J’ai reçu un message ; il a téléphoné juste avant l’interruption de nos communications.
— Mais, pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
— J’ai essayé de le faire mais vous vous étiez enfermé et je savais bien qu’il valait mieux ne pas vous ennuyer pendant que vous vous occupiez des problèmes de balistique. Bref, ce message envoyé aux bureaux de la LuNoHoCo m’était personnellement adressé. Il nous est parvenu par l’intermédiaire de notre agent de Paris : « Notre agent de vente de Darwin – il s’agit de Chan – nous informe que vos expéditions de…» non, laissons tomber le codage, je vous donne le texte en clair : ces expéditions représentent les bombardements tout en semblant se référer aux événements de juin dernier… « étaient mal emballées, ce qui a produit d’importantes et inacceptables détériorations. A moins qu’il ne puisse y être porté remède, les négociations concernant un contrat de livraison de longue durée seront fortement compromises. » Tout cela est naturellement à double sens (dit Stu en me regardant). Je pense que le docteur Chan veut dire que son gouvernement est prêt à entamer des négociations à condition que nous ne bombardions plus la Grande Chine, ce qui gâcherait tout.
— Hmm…
Je me suis levé et j’ai fait les cent pas. Demander à Wyoh ? Personne ne connaît mieux les qualités de Wyoh que moi mais elle risquait d’hésiter, tiraillée entre sa fureur et ses sentiments par trop humanitaires. Et j’avais déjà appris qu’un « chef d’État », même un simulacre, ne doit éprouver aucune faiblesse de ce genre. Demander à Greg ? Greg était bon agriculteur, meilleur mécanicien, excellent prédicateur ; je l’aimais tendrement, mais ne voulais pas son avis. Stu ? Je savais déjà ce qu’il pensait.
En étais-je bien sûr ?
— Stu, qu’en pensez-vous ? Je ne vous demande pas l’opinion de Chan, mais la vôtre.
Stu a réfléchi :
— C’est difficile, Mannie. Je ne suis pas Chinois et je n’ai pas passé beaucoup de temps là-bas ; je ne me prétends pas expert en ce qui concerne leur politique ou leur psychologie. Je suis donc forcé de l’approuver.
— Mais, bon sang, il n’est pas Lunatique, lui ! Il n’a pas les mêmes objectifs que nous. Quel avantage pense-t-il en retirer ?
— Je crois qu’il tente de manœuvrer pour obtenir le monopole du commerce avec Luna. Il espère peut-être aussi l’ouverture de comptoirs, et pourquoi pas une enclave extraterritoriale. Ce que nous n’allons pas lui donner.
— Peut-être, si nous sommes à l’agonie.
— Il n’a jamais parle de quoi que ce soit. Il ne parle pas beaucoup, vous savez, il préfère écouter.
— J’avais déjà remarqué !
Cela m’ennuyait, de plus en plus même, à mesure que passaient les minutes.
Les nouvelles en provenance de la Terre ronronnaient dans le fond de la pièce ; j’avais demandé à Wyoh de les écouter pendant que je parlais avec Greg.
— Wyoh, chérie, y a-t-il du nouveau avec la Terre ?
— Non, toujours les mêmes prétentions : nous avons été battus à plate couture et ils attendent à tout instant notre reddition. – Si ! Ils ont dit qu’il y avait encore quelques projectiles qui se baladaient dans le cosmos et qui échappaient à tout contrôle ; ils ont assuré qu’ils procédaient à l’analyse de leur trajectoire et que les populations concernées seraient averties en temps utile pour évacuer les points d’impact.
— Rien qui puisse laisser supposer que Prof ou que quelqu’un de Luna City ou d’ailleurs soit en rapport avec la Terre ?
— Rien.
— Bon sang ! Rien sur la Grande Chine ?
— Non. Il y a des nouvelles en provenance de partout, mais pas de là-bas.
Je suis allé jusqu’à la porte.
— Greg ! Eh, mon vieux ! Va donc voir si tu peux trouver Greg Davis, j’ai besoin de lui.
J’ai refermé la porte.
— Stu, nous n’allons pas épargner la Grande Chine.
— Non ?
— Non. Ce serait parfait si la Grande Chine s’occupait de rompre la coalition ennemie, cela pourrait nous épargner des dommages. Si nous sommes arrivés à cet état des choses, c’est seulement parce que nous avons paru capables de frapper où nous voulions, et aussi de détruire tous les vaisseaux envoyés contre nous. J’espère du moins que le dernier a flambé mais, de toute manière, on en a certainement détruit huit sur neuf. Nous n’obtiendrons rien par la faiblesse, surtout alors que les N.F. prétendent que nous sommes non seulement affaiblis mais hors circuit. Bien au contraire, nous devons continuer à les prendre par surprise. Nous allons donc nous occuper de la Grande Chine et si cela attriste le docteur Chan, nous lui prêterons un mouchoir pour sécher ses larmes. Si nous pouvons continuer à paraître forts, alors que les N.F. disent que nous sommes à genoux, une puissance possédant le droit de veto finira bien par céder. Si ce n’est pas la Grande Chine, ce sera une autre.
Stu s’est incliné sans se lever.
— Très bien, monsieur.
— Je…
Greg est entré.
— Tu veux me parler, Mannie ?
— Où en es-tu avec l’émetteur à destination de la Terre ?
— Harry dit que nous pourrons nous en servir demain. C’est du bricolage, mais s’il a assez de puissance, nous nous ferons entendre.
— Nous avons assez d’énergie. Et s’il dit « demain », c’est qu’il sait ce qu’il construit. Ce sera donc aujourd’hui… disons vers 6 heures. Je vais travailler avec lui. Wyoh chérie, veux-tu prendre mes bras ? Il me faut le numéro six et le numéro trois et, tant qu’à faire, prends aussi le numéro cinq. Viens avec moi, tu me les changeras au fur et à mesure de mes besoins. Stu, j’aimerais que vous écriviez quelques messages bien méchants ; je vais vous donner l’idée générale et vous y ajouterez du fiel. Greg, nous n’allons pas envoyer immédiatement ces rochers dans l’espace. Ceux qui y sont déjà vont arriver à destination dans dix-huit ou dix-neuf heures. Alors, quand les N.F. annonceront qu’il n’y a plus de projectiles et qu’il n’y a donc plus rien à craindre de Luna, à ce moment, nous interromprons avec fracas leurs bulletins d’informations et nous annoncerons les prochains bombardements. Il faut calculer les orbites les plus courtes possibles, Greg, dix heures ou moins : vérifie l’aire de catapultage, la centrale thermonucléaire et les postes de commandes ; il faut que tout soit prêt, nous avons besoin de publicité.