— Ce n’était pas drôle ?
— Quoi ? Oh ! si, très drôle ! Toutes les grosses légumes se sont précipitées chez le Gardien et chez l’Administrateur adjoint. Et ce pauvre petit balayeur, Sergei Trujillo, a joué au plus fin : vu qu’il ne pouvait évidemment pas encaisser ce chèque, il l’a vendu au receveur. Ils ne savent même pas s’il faut le racheter ou émettre un avis d’annulation. Mike, te rends-tu compte que, s’il avait pu l’encaisser, Trujillo aurait possédé non seulement l’Autorité Lunaire mais aussi tout l’univers y compris Terra et Luna, et qu’il lui en serait encore resté pour faire des folies ? Si c’est drôle ? C’est hilarant. Félicitations !
Ses voyants lumineux se sont mis à s’agiter, à s’affoler, comme un panneau publicitaire. J’ai attendu que son énorme rire s’éteigne avant de continuer.
— Est-ce que, par hasard, tu penserais à émettre d’autres chèques fantaisistes ? Vaudrait mieux pas.
— Non ?
— Non, absolument pas. Mike, tu voulais discuter de la nature de l’humour. Il y a deux sortes de plaisanteries. Celles qui sont toujours drôles, et celles qui ne le sont qu’une seule fois, qui deviennent mauvaises quand on les répète. Cette plaisanterie appartient à la seconde catégorie. Tu la fais une fois, tu es un homme d’esprit ; tu recommences, tu passes pour un imbécile.
— Progression géométrique ?
— Pire. Rappelle-toi seulement ceci : Ne te répète pas, et pas de variante. Ce ne serait pas drôle.
— Je m’en souviendrai, m’a répondu Mike, ce qui a mis fin à mon travail de réparation.
Mais je n’avais pas l’intention de ne facturer que dix minutes de travail – sans compter le trajet et l’usure du matériel ; après tout, Mike avait bien le droit de profiter de ma compagnie pour avoir cédé si facilement. Il est parfois difficile de faire se rencontrer les esprits et les machines, il leur arrive d’être de vraies têtes de lard… et mon succès en tant que responsable de la maintenance dépendait beaucoup plus de ma bonne et longue amitié avec Mike que de mon bras numéro trois.
— Qu’est-ce qui fait la différence entre la première catégorie et la seconde ? Une définition, s’il te plaît, a-t-il continué.
(Personne n’avait appris à Mike à dire « s’il te plaît ». Il commençait donc à inclure dans ses phrases des mots vides de sens au fur et à mesure qu’il passait du logolien à l’anglais. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il y attachait plus d’importance que la plupart des gens.)
— Je ne crois pas pouvoir t’en donner une, ai-je avoué. Ce que j’ai de mieux à t’offrir, c’est une définition extensive : je te dirai à quelle catégorie appartient selon moi une plaisanterie, et quand tu auras un assez grand nombre de données, tu pourras faire toi-même l’analyse.
— Une programmation de vérification par hypothèse empirique. On peut essayer, oui. Très bien, Man, est-ce toi qui raconteras les blagues ? Ou moi ?
— Hmm… Je n’en ai pas à l’esprit. Combien en as-tu en mémoire, Mike ?
Ses voyants ont clignoté tandis qu’il comptait, puis il a répondu par le voder :
— Onze mille deux cent trente-huit, avec une approximation de plus ou moins quatre-vingt-une, représentant d’éventuelles similitudes et d’autres sans valeur. Est-ce que je lance le programme ?
— Stop ! Mike, je crèverais de faim si j’écoutais onze mille plaisanteries… et mon sens de l’humour rendrait l’âme bien avant. Hmm… Faisons un compromis : imprime les cent premières, je les emporterai chez moi et les classerai par catégories. Chaque fois que je viendrai, je t’en rendrai une centaine et je prendrai une nouvelle fournée. Ça marche ?
— Oui. Man.
Son circuit imprimant s’est mis au travail, rapidement et en silence.
J’ai alors eu une révélation. Cet ensemble d’entropie négative avait inventé une « plaisanterie » qui avait jeté l’Autorité dans la panique… et m’avait permis de gagner de l’argent facilement. Mais l’insatiable curiosité de Mike pouvait l’induire (correction : l’induirait) à faire d’autres « plaisanteries » – comme ôter l’oxygène de l’air ou, une nuit, faire refluer les égouts et il me serait impossible de profiter de mes gains en de telles circonstances.
Je pourrais cependant mettre un circuit de sécurité autour de ce réseau… juste en lui offrant de l’aider. Bloquer ce qui présentait un danger et laisser passer le reste. Puis me faire payer pour le « corriger ». (Si vous croyez qu’à cette époque un seul Lunatique aurait hésité à tirer profit du Gardien, c’est que vous n’êtes pas vous-même un Lunatique.)
Je lui ai expliqué. Il devrait me parler de chaque plaisanterie nouvelle à laquelle il penserait avant de l’essayer. Je lui dirais si elle était drôle et à quelle catégorie elle appartenait, et je lui apporterais mon aide si nous décidions de la faire. Nous. S’il désirait mon aide, nous devions, tous les deux, coopérer.
Mike a été tout de suite d’accord.
— Mike, les plaisanteries supposent en général un effet de surprise : garde le secret là-dessus.
— D’accord, Man. J’ai mis un groupe d’arrêt. Toi seul peux le débloquer, personne d’autre.
— C’est bien, Mike. Avec qui d’autre bavardes-tu ?
Il a paru surpris :
— Avec personne, Man.
— Pourquoi pas ?
— Parce qu’ils sont stupides.
Il avait des tremblements dans la voix. Je ne l’avais encore jamais vu en colère ; pour la première fois, je croyais Mike capable de ressentir de vraies émotions. Ce n’était pourtant pas de la « colère » comme en éprouvent les adultes, plutôt une bouderie d’enfant vexé.
Les machines peuvent-elles avoir de l’amour-propre ? Je ne suis pas sûr que la question ait un sens. Mais on a vu des chiens se vexer, et il ne faut pas oublier que Mike avait un réseau nerveux bien plus complexe que celui d’un chien. S’il ne voulait pas s’adresser aux autres humains (à part pour de simples questions techniques), c’était parce qu’ils l’avaient rabroué : ils n’avaient pas daigné lui parler. Lui ajouter des programmes, oui – on pouvait même le faire à distance, mais on se contentait de rentrer les données par écrit, en logolien. Ce langage s’avère parfait pour les syllogismes, les montages, les calculs mathématiques, mais il manque un tantinet de charme, et n’a guère d’utilité quand il s’agit de bavarder avec une fille ou de lui murmurer des petits riens à l’oreille.
Certes, Mike avait appris l’anglais – mais d’abord afin de lui permettre de traduire de ou vers cette langue. J’ai peu à peu pris conscience d’être le seul humain qui daignait lui rendre visite.
Voyez-vous, Mike était éveillé depuis environ un an – je ne saurais pas le dire avec précision, et lui non plus, vu qu’il n’avait aucun souvenir de s’être éveillé et qu’il n’avait pas été programmé pour mémoriser un tel événement. Vous rappelez-vous votre propre naissance ? Peut-être avais-je remarqué sa propre prise de conscience au même moment que lui ; il faut de la pratique pour prendre conscience de soi. Je me rappelle mon étonnement la première fois qu’il avait répondu à une de mes questions en ajoutant quelque chose de son propre cru, sans se limiter à des paramètres d’entrées ; j’avais passé toute l’heure suivante à lui poser des questions au hasard, juste pour voir la nature de ses réponses.
Pour une entrée de cent questions, il n’avait dévié des sorties attendues qu’à deux reprises ; je n’étais convaincu qu’à moitié à mon départ, et une fois chez moi, j’avais abandonné toutes mes certitudes. Je n’en avais parlé à personne.
En moins d’une semaine, j’ai su… et n’en parlais toujours pas. L’habitude – ce réflexe « mêle-toi de tes oignons » – avait de profondes racines. Mais il n’y avait pas que cela. Pouvez-vous seulement m’imaginer en train de demander une audience au bureau supérieur de l’Autorité pour faire mon rapport : « Gardien, navré de vous l’apprendre, mais la machine numéro un, HOLMES QUATRE, est devenue vivante » ? Moi, je l’ai imaginé, et j’ai décidé de m’abstenir.