Выбрать главу

La ferme du vieux Tanneguy était à une demi-lieue environ de la côte, mais par sa position elle dominait, nous l’avons dit, toute cette plaine qui s’étend entre le Conquet et Saint-Matthieu; un bouquet de petits arbres en formait une ceinture mouvante, et elle s’en dégageait coquettement pour laisser s’élever vers le ciel les petites tourelles à cul-de-lampe, dont elle était ornée: un vieux reste de la féodalité.

Octave examinait un à un tous les détails de cette charmante habitation, et son cœur battait à se rompre quand la pensée lui venait que Marguerite était là, sans doute, et que d’un moment à l’autre il pouvait la voir. C’était la première fois qu’il lui arrivait de pousser ses excursions jusqu’à cet endroit, et il se sentait rougir et trembler comme un écolier pris en défaut.

Mais le désir de voir Marguerite fut plus fort; il s’assit au pied de l’un des arbres qui servent d’allée à l’habitation, et attendit patiemment.

Il était six heures environ; le soleil se couchait à l’horizon, il avait fait une journée magnifique. Il espérait la voir sortir, la rencontrer, lui parler; mille rêves insensés à la réalisation desquels il ne croyait pas. Mais il attendait, et cette attente suffisait à emplir son cœur d’une douce émotion.

Une heure se passa ainsi sans qu’aucun incident vint troubler sa solitude; Octave était désappointé, mais que pouvait-il faire? Se résigner et revenir le lendemain, c’était le parti le plus sage, et déjà il se disposait à se lever quand un bruit de pas vint détourner son attention.

Ce pouvait être Marguerite! et tout son être tressaillit; mais cette joie dura peu, car dès qu’il se fut retourné, il aperçut un vieux mendiant qui venait à lui du bout de l’allée.

Le vieux mendiant s’appuyait sur un bâton noueux, et paraissait marcher avec beaucoup de peine. Octave eut pitié de lui et alla à sa rencontre.

– La charité, s’il vous plaît, mon bon monsieur, fit le vieillard dès qu’Octave fut à portée du chapeau qu’il tenait à la main et avec cette voix chevrotante et plaintive qui semble appartenir exclusivement aux mendiants bretons.

Octave laissa tomber une pièce blanche dans le chapeau qu’on lui tendait et se disposa à passer outre; mais il s’arrêta presque aussitôt, comme poussé par une idée soudaine, et fit signe au mendiant de s’approcher.

Celui-ci accourut avec toute la prestesse d’un jeune homme, et leva vers Octave sa tête et ses regards avides.

– Pour vous servir, mon bon monsieur, dit-il en s’inclinant humblement, malgré mes soixante-dix ans et mes infirmités, il y a bien des services que je puis rendre encore; et me voilà prêt, mon bon monsieur.

Octave l’examina.

Ce mendiant, pouvait avoir cinquante ans au plus, malgré les soixante-dix qu’il s’attribuait si généreusement. Il portait le costume déguenillé de l’emploi; une besace vide pendait à son côté, et un bandeau couvrait une partie de sa figure.

D’ailleurs il avait l’air fort respectable, et nul, si ce n’est Tanneguy, n’eût pu reconnaître dans cet homme Éric, le mendiant de Saint-Jean-du-Doigt.

C’était lui cependant, toujours aussi vert, aussi vigoureux, jouant encore avec la même astuce et le même bonheur la comédie de la mendicité. Éric avait été obligé de fuir les environs de Saint-Jean-du-Doigt après le départ de Tanneguy; on avait su ses calomnies, et tout le canton avait cessé presque instantanément de lui faire l’aumône.

Éric avait donc quitté le pays et s’était dirigé vers Saint-Matthieu, conservant au fond du cœur une haine implacable contre Tanneguy et sa fille dont il avait fait le malheur, mais qu’il accusait d’avoir fait le sien.

Éric était une mauvaise nature; aucun bienfait ne pouvait le ramener. Il s’était promis de se venger de Tanneguy, et rien n’aurait pu le faire renoncer à ses projets de vengeance. Sans s’en douter, ou sans s’en inquiéter, il suivait cette pente sanglante qui mène tout droit au bagne.

Du reste le bagne est à Brest, à deux pas de la côte, et, l’on doit le dire, le voisinage d’une pareille institution est pernicieux pour les campagnes qui entourent cette ville; non que nous entendions prétendre que le sens moral y soit plus perverti, que l’on y rencontre plus de criminels que dans tout autre lieu; Dieu nous garde d’exprimer une pareille pensée. Mais il nous semble que le bagne doit rayonner tristement sur les environs. Il s’échappe presque tous les jours un ou deux forçats de Brest, et ces forçats se répandent d’habitude dans les communes qui l’entourent; quelquefois ils y séjournent; c’est une dangereuse compagnie; ce sont de terribles professeurs de vol et d’assassinat. Il ne faut pas laisser l’esprit populaire se familiariser avec ces épouvantails nécessaires; il faut craindre qu’ils ne deviennent de sanglants soliveaux!

Éric s’était vite formé à cette école: le premier pas était fait; il entra de plain-pied dans cette voie terrible, et, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, il s’était assez bien acquitté de sa première affaire.

Octave examinait donc Éric le mendiant et hésitait à l’interroger.

Éric se trouvait gêné par cette espèce d’examen dont il était l’objet; il craignait à chaque instant qu’Octave ne vînt à rappeler ses traits et à le reconnaître, et il ne lui convenait pas, dans le moment du moins, de renouveler connaissance.

Il recommença donc ses propositions.

– Monsieur veut peut-être un guide pour visiter les environs, reprit-il avec le même ton paterne; quoique je ne sois plus aussi ingambe que je l’ai été, je pourrai cependant lui être de quelque utilité, et personne ne connaît la côte mieux que moi. Tel que vous me voyez, j’ai fait autrefois jusqu’à vingt lieues dans ma journée.

– C’est bien marcher! murmura Octave, mais ce n’est pas un service de cette nature que j’attends de vous, mon brave homme.

– Il m’appelle brave homme, pensa Éric, il ne me reconnaît pas.

– En votre qualité de mendiant, poursuivit Octave, vous devez fréquenter toutes tes fermes du pays et en connaître les habitants: ce sont des renseignements que je veux avoir; êtes-vous à même de me les donner?

– Tout ce qui pourra vous être agréable, répondit Éric.

Et un sourire plein de malice, d’astuce et de satisfaction passa sur ses lèvres.

Mais Octave était trop profondément préoccupé pour s’apercevoir d’un semblable détail.

– Voyez-vous, poursuivit Éric, voilà vingt ans bientôt que je suis dans le pays, et je puis vous donner sur les familles qui y demeurent les renseignements les plus circonstanciés.

– Les renseignements que je désire avoir, dit Octave, n’ont qu’une importance purement relative, et d’ailleurs la personne dont il s’agit n’habite guère cette côte que depuis deux ans…

– Depuis deux ans? fit Éric comme s’il eût cherché à se rappeler.

– Oh! il est inutile de chercher longtemps, ajoute Octave, je n’ai point d’intérêt à cacher le nom de cette personne; nous sommes sur sa propriété, et c’est Tanneguy qu’elle s’appelle.

– Tanneguy, dit Éric en relevant la tête.