– Mais Tanneguy… fit Octave.
– Mon père?
– Lui, du moins, aurait pu s’en préoccuper, À sa place, j’aurais pris des mesures…
Marguerite remua doucement la tête à ces paroles, et regarda autour d’elle comme si elle eût craint qu’on ne l’entendît.
– Octave, dit-elle alors à voix basse et mystérieuse, depuis deux années je porte un soupçon dans mon cœur; voulez-vous que je vous le confie?
– Dites! oh! dites.
– Eh bien! Mon père a été douloureusement frappé par l’événement de Saint-Jean-du-Doigt, il s’est vu contraint de vendre la ferme, de renoncer à ses habitudes, à ses amis; de quitter enfin un pays où nous laissions la tombe de ma mère. Cette nécessité a aigri son caractère, peut-être troublé sa raison, et j’ai souvent pensé que, dans le but d’éloigner de nous les curieux et les indiscrets, il avait lui-même répandu le bruit de ma folie.
– Est-ce possible?
– Mon père m’aimait tant, qu’il craignait de me perdre une seconde fois.
Comme ils en étaient là de leur entretien, un grand cri retentit tout à coup dans la ferme, et un épais tourbillon de fumée l’enveloppa tout entière.
La vieille servante accourut effarée auprès des deux amants.
– Que le bon Dieu nous protège! s’écria-t-elle dès qu’elle aperçut la jeune fille, le feu est à la grange!
– Le feu! dit Marguerite.
– Le feu! répéta Octave.
Et tous les deux s’élancèrent au dehors pleins d’épouvante et d’anxiété.
En quelques minutes l’incendie avait fait de rapides progrès. Le feu avait trouvé dans la grange un aliment terrible, et maintenant les flammes grimpaient avec activité le long des murs, dévorant les solives, trouant le toit de chaume, lançant vers le ciel des flots de fumée et d’étincelles.
La nuit était épaisse et noire; le vent soufflait avec force, venant de la côte, et les flammes traçaient alentour d’éclatants sillons.
Octave se multipliait sur tous les points; Marguerite pleurait de désespoir, appelant son père absent: c’était un sombre et lugubre tableau.
Un incendie est toujours un événement redoutable; mais à la campagne, loin de tout secours organisé, un pareil sinistre acquiert en peu de secondes des proportions considérables. On avait envoyé au Conquet pour demander des bras, et rien n’arrivait. Marguerite songeait à son père; cette ferme était leur unique fortune, l’incendie menaçait de leur enlever leurs dernières ressources et de les réduire à la misère.
Toutefois, la grange que la flamme dévorait était assez éloignée de la ferme, et il y avait lieu d’espérer que l’incendie s’arrêterait bientôt faute d’aliment. Octave en fit l’observation à Marguerite, mais cet espoir ne devait pas être de longue durée, car au moment où le feu diminuait d’intensité du côté de la grange, la ferme s’éclaira à son tour des rouges et sanglantes lueurs de l’incendie.
Tous les assistants poussèrent à cette vue un cri de rage et de désespoir. Leurs efforts devenaient désormais inutiles: la malveillance avait allumé le feu, et elle l’entretenait avec une activité impie et cruelle.
Marguerite s’assit éplorée sur le seuil de la cour, et Octave, silencieux et morne, prit place à ses côtés.
Ils n’osaient se communiquer leurs pensées; leur âme tout entière s’abandonnait sans partage à la douleur du moment.
Tout à coup Octave et Marguerite se retournèrent et frémirent.
Derrière eux venait de se dessiner la nerveuse silhouette du vieux Tanneguy, auquel la porte de la cour servait de cadre.
Il était pâle; ses longs cheveux grisonnants tombaient, humides et roide, le long de ses tempes; il s’appuyait sur son peu-bas et regardait.
Son œil était sec et brillait d’un feu sombre; sa poitrine se soulevait péniblement; il n’avait pas même aperçu sa fille.
Marguerite se pressait contre Octave muette d’épouvante et comme terrifiée; elle n’osait faire un pas ni proférer une parole; elle avait peur de ce sombre désespoir qui se peignait sur les traits décomposés du vieillard.
Enfin son amour filial l’emporta; elle comprit que si son père avait jamais eu besoin de sympathie ardente et dévouée, c’était surtout à ce moment où les débris de son avoir allaient s’abîmer dans les derniers tourbillons de l’incendie; elle domina l’épouvante qui la glaçait, et, quittant aussitôt les mains d’Octave, elle alla se jeter éperdue dans les bras de son père.
– Mon père! mon père! s’écria-t-elle en pleurant et en présentant son front brûlant aux baisers du vieillard.
– Marguerite! balbutia ce dernier d’une voix chevrotante, voilà la dernière et suprême épreuve… Dieu veuille qu’il nous reste la force de la supporter!
– Je travaillerai, mon père, fit Marguerite avec un filial entraînement.
Tanneguy la considéra un moment avec amour, et posa ses lèvres sur son front; deux larmes coulèrent en même temps le long de ses joues maigres et creuses, et il la serra quelques secondes contre sa poitrine sans pouvoir prononcer une parole.
– Pauvre chère! dit-il bientôt après, tu avais été cependant assez éprouvée. Ce nouveau malheur te tuera, s’il ne m’emporte pas moi-même avant toi… Ah! pourquoi faut-il que nous ayons abandonné le sol où repose ta mère?
Tanneguy revenait à un autre ordre d’idées, quand son regard s’arrêta sur Octave.
Ce fut comme un coup de foudre.
Ses sourcils se rapprochèrent, un mouvement de violence nerveuse contracta ses lèvres; un gémissement étouffé sortit de sa poitrine:
– Vous ici, Monsieur le comte? dit-il avec une amertume sanglante; et de quel droit avez-vous osé pénétrer dans cette ferme, quand je vous avais défendu d’en passer jamais le seuil?
Octave voulut parler, Tanneguy lui imposa silence avec autorité.
– Taisez-vous, monsieur, dit-il d’une voix qui tremblait d’une colère mal contenue, car c’est peut-être aujourd’hui le jour de la justice… Je ne vous avais rien fait, moi, et du moment où vous êtes entré dans ma demeure, la honte, le désespoir, le malheur y ont pénétré à votre suite!… Taisez-vous, vous dis-je, car si je n’écoutais que la colère qui gronde dans ma poitrine, peut-être y aurait-il tout à l’heure en Bretagne un comte de moins et un criminel de plus.
Et comme en parlant ainsi il tourmentait d’une façon terrible le peu-bas retenu à son bras par une lanière de cuir, comme ses yeux s’injectaient de sang, et qu’un malheur allait peut-être arriver, Marguerite se jeta à son cou une seconde fois, et chercha à l’éloigner du lieu de cette scène.
– Laissez-moi! dit le vieillard en repoussant rudement sa fille; si les miens se font aujourd’hui les complices de nos ennemis les plus acharnés, je saurai bien défendre et venger seul l’honneur du nom que je porte… Or ça, monsieur le comte, répondez-moi et de suite et sans détour: Qu’êtes-vous venu faire dans cette ferme à cette heure?
Octave s’était approché du vieillard; il était ému, mais son cœur ne tremblait pas.
– Tanneguy, répondit-il d’une voix ferme, j’ai peut-être été la cause des malheurs qui vous ont frappé pendant les deux années qui viennent de s’écouler; j’aimais Marguerite, et je ne pensais pas alors qu’aucun obstacle humain pût jamais s’opposer à notre union… Si vous saviez quelles douleurs ont été les miennes!… J’ai souffert sans accuser personne; j’espérais toujours que, sûr de la sincérité de mon amour, vous me rappelleriez à vous, que vous me rendriez Marguerite!… Il n’en a rien été: et aujourd’hui même, aujourd’hui que votre colère devrait s’être apaisée, je vous retrouve aussi irrité, aussi cruel que par le passé!… Tanneguy, mon amour ne s’est cependant pas démenti une seconde pendant ce temps d’épreuve, et maintenant, comme alors, je viens avec la même sincérité et la même confiance, vous demander la main de Marguerite.