Le voisinage de la mer imprime à tout paysage un caractère de force et de grandeur; il y a dans le spectacle de cette immensité sans horizon, comme dans la sauvage harmonie de ces vagues incessamment agitées, quelque chose qui fascine, tourmente le regard et imprègne l’âme d’une tristesse amère et douce à la fois…
En présence de cette page sublime du livre de la nature, c’est en vain que l’on chercherait à nier Dieu… Dieu est là, il faut courber le front et adorer!…
Saint-Jean-du-Doigt est bâti sur les deux versants opposés d’une petite vallée, que la mer envahit souvent dans les jours de grande marée.
Par suite de cette disposition naturelle du village, la population s’est partagée presque également en marins et en laboureurs.
Pendant la semaine, le village n’est habité que par les femmes, les vieillards infirmes et les mendiants; quand le temps n’est pas absolument mauvais, les laboureurs vont aux champs, tandis que les matelots gagnent la haute mer.
Ce jour-là, Tanneguy et Marguerite ne furent donc pas surpris de trouver Saint-Jean-du-Doigt presque désert, et de n’apercevoir de loin en loin que quelques vieilles femmes occupées à filer le lin, ou quelques vieillards qui se rendaient à l’église.
Ils traversèrent ainsi le petit village, et arrivèrent en peu de temps au presbytère.
Cette habitation est l’une des plus heureusement situées de toute la côte; placée sur le versant de l’est, elle domine à pic la vallée et la grève qui s’étend jusqu’aux extrémités les plus reculées de l’horizon. Rien n’a été négligé pour augmenter le charme de sa situation. À droite et à gauche de la cour d’entrée, s’élèvent deux bâtiments de forme rustique, où l’on enferme pendant la nuit les bœufs et les chevaux de labour; au fond se détache vivement sur le ciel bleu la silhouette blanche du presbytère, à moitié caché derrière les arbres fruitiers du petit verger qui le précède.
C’est là que résidait l’abbé Kersaint.
Avant d’être curé de Saint-Jean-du-Doigt, il avait été longtemps vicaire à Lanmeur, et c’est dans cette dernière localité qu’il avait connu Tanneguy. C’est lui qui avait baptisé Marguerite, c’est lui encore qui avait donné à la femme de Tanneguy les suprêmes consolations de la religion.
L’abbé Kersaint était un de ces nobles et vénérables prêtres qui exercent leur saint ministère avec la sérénité d’une conscience pure et l’élan courageux d’une âme dévouée à l’humanité. À Saint-Jean-du-Doigt, comme à Lanmeur, il était devenu le père naturel des pauvres de la commune, et, sur toute la côte, on ne prononçait son nom qu’avec une sainte et pieuse vénération.
Tanneguy et Marguerite connaissaient le presbytère, pour y être venus fort souvent déjà; ils poussèrent donc la porte sans sonner, et entrèrent dans la cour.
Un énorme chien gardait le seuil de la porte, mais il reconnut vraisemblablement dans ces nouveaux hôtes deux figures de connaissance, car après avoir relevé la tête, et fait entendre un grognement sourd et inarticulé, il se recoucha nonchalamment à deux pas de sa niche, et regarda passer les visiteurs…
Ainsi rassurée par l’attitude bienveillante du cerbère breton, la petite Marguerite quitta aussitôt la main de son père, et courut devant elle.
Déjà les voyageurs avaient été signalés, et la blonde enfant atteignait à peine le seuil de la porte, que l’abbé Kersaint lui-même arrivait à leur rencontre.
– C’est donc toi, Margaït, dit le vieillard en prenant les mains de l’enfant avec une paternelle tendresse, allons, voilà une bonne journée, puisque je te vois, et que tu es en bonne santé…
– Monsieur le curé est bien bon…
– Et nous sommes toujours sage?…
Marguerite rougit un peu et leva les yeux vers son père qui approchait.
L’abbé Kersaint fit quelques pas, et tendit cordialement la main à ce dernier.
– Le ciel soit avec vous, Tanneguy, lui dit-il, vous êtes un heureux père, et c’est une chose rare que de vous voir sur la côte… il ne vous est rien arrivé au moins depuis que je ne vous ai vu?…
– Oh! rien, répondit Tanneguy en serrant la main que lui tendait le vieillard, rien, monsieur l’abbé, si ce n’est que la république nous a envoyé quelques préoccupations que nous n’avions pas auparavant!… Mais, Dieu merci, tout prospère à Lanmeur; la moisson s’annonce bien; les foins ont peut-être un peu souffert, mais les blés seront magnifiques, et tant qu’il y aura de quoi faire du pain au pays, les pauvres gens n’auront pas trop à se plaindre…
– Vous avez raison, interrompit l’abbé avec un soupir, mais il y a bien des pauvres gens dans nos campagnes…
En parlant ainsi, ils étaient entrés dans le presbytère; l’abbé avait fait passer ses hôtes dans la salle à manger, et on leur avait servi une collation frugale.
Toutefois, Marguerite grillait du désir de parcourir le jardin et le verger; le bon curé s’en aperçut, il fit un signe à Tanneguy, et ce dernier permit à l’enfant de s’éloigner.
Cette dernière ne se le fit pas répéter, et quelques secondes après, on entendit les éclats de sa voix fraîche et sonore, retentir autour de l’habitation.
– Une belle et joyeuse enfant que le bon Dieu vous a donnée là!… dit le vieil abbé, lorsque Marguerite eut disparu.
Tanneguy sourit avec un faux air de modestie, à travers lequel éclatait tout ton orgueil de père.
– C’est ma seule consolation, répondit-il gravement, Dieu m’avait repris la mère, c’était bien le moins, n’est-ce pas, qu’il m’envoyât un de ses anges pour la remplacer!…
– Elle se fait grande déjà…
– Seize ans à peine!…
– Et vous ne songez point à la marier?…
Tanneguy sourit encore, et montrant du geste Marguerite qui courait en ce moment sous les fenêtres de la salle à manger:
– La marier!… répondit-il, voyez-la… elle n’aime que les fleurs et les papillons; elle naît à peine, la pauvre enfant; je veux qu’elle ignore longtemps encore les soucis et les préoccupations de la vie; tant qu’elle le voudra, je serai là pour lui épargner les douleurs qui sont le partage de la femme, et si Dieu me la conserve, comme il me l’a donnée, je ferai en sorte qu’elle ne connaisse de ce monde que les pures joies et les bonheurs réels…
Puis le vieux Tanneguy ajouta, mais cette fois avec une sorte de complaisance paternelle:
– D’ailleurs, dit-il, Marguerite sera un jour, s’il plaît à Dieu, le plus riche parti de Lanmeur. Voilà bientôt seize ans que je travaille pour elle… J’ai au pays une ferme qui m’appartient en propre, et qui est d’un assez bon rapport… j’ai acheté dernièrement quelques bons arpents de terre; avec une belle paire de bœufs, et quelques chevaux de labour, cela lui fera une dot présentable. Marguerite peut donc attendre et choisir. Je la laisse libre. Elle a été élevée pieusement, je suis sûr d’elle comme de moi, et quand viendra le moment où il me faudra la remettre aux mains de celui qu’elle aura choisi, je m’y résignerai sans crainte, bien certain d’avance que Dieu l’aura guidée dans son choix, et que son choix sera bon!…