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– Brave Tanneguy!… interrompit le bon curé avec bonhomie, vous avez été le meilleur des maris, vous serez le meilleur des pères.

– Oh! ce me sera pénible de me séparer de ma jolie Marguerite, répondit Tanneguy en soupirant, mais je me suis fait à cette idée depuis longtemps, et quand viendra l’heure, je serai prêt. D’ailleurs, ajouta-t-il avec un pâle et triste sourire, vous le savez bien, monsieur Kersaint, j’ai toujours nourri en moi un désir secret, celui de me retirer au bord de la mer. Cela me rappellera mon ancien métier, et je m’ennuierai moins dans ma solitude si je puis, tous les matins, faire un tour sur la grève. Il y a longtemps que je serais venu habiter Saint-Jean-du-Doigt, si je n’avais pas vu au cimetière de Lanmeur, le tombeau de ma pauvre femme!

– Une brave et digne femme! interrompit l’abbé.

– Ma petite Margaït sera son portrait, repartit Tanneguy: même beauté sereine, même vivacité, même cœur surtout!…

Le vieil abbé suivait en ce moment les mouvements de Marguerite qui courait, éblouie par les rayons du soleil, presque enivrée par l’air vif et pur du matin. Une certaine gravité s’était tout à coup répandue sur ses traits, et il reporta doucement son regard sur le visage de Tanneguy.

– Tanneguy, lui dit-il alors d’une voix lente et comme s’il eût pesé chacune de ses paroles, il y a bien longtemps que vous n’étiez venu au presbytère, et si vous aviez tardé encore quelques jours, mon intention était d’aller vous trouver à Lanmeur.

– Vraiment!… fit Tanneguy dont l’œil s’éclaira d’une joie sympathique.

– Oui, poursuivit l’abbé, j’avais besoin de vous voir!…

– Est-ce qu’il serait survenu quelque changement dans votre position?

– Il ne s’agit pas de moi.

– Et de qui donc?

– De vous, mon ami.

Tanneguy regarda l’abbé avec étonnement; jamais il ne l’avait vu si grave, et il sentait une vague terreur monter de son cœur et troubler déjà son esprit.

Pourtant, il tenta de faire bonne contenance.

– Eh bien! reprit-il après un moment de silence donné à la surprise et à l’étonnement, je suis heureux de vous avoir épargné le voyage; je suis prêt à entendre ce que vous aviez à me dire!… et croyez bien d’avance que vous me trouverez tout disposé à suivre vos bons conseils.

Le vieil abbé sembla alors se recueillir, puis il reprit:

– Je ne sais, mon ami, dit-il, si vous connaissez au pays un homme que l’on a pris l’habitude de désigner sous la dénomination d’Éric le mendiant…

– Je le connais, répondit Tanneguy en fronçant le sourcil.

– Cet homme, poursuivit l’abbé, parcourt journellement les communes de la côte, et il va partout, semant les nouvelles bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, qu’il a recueillies sur son chemin.

– Je lui ai souvent fait l’aumône, et Margaït aussi!… objecta Tanneguy…

– Cela ne m’étonne pas!… il prélève dans la contrée une dîme considérable, dont j’ai ouï dire qu’il faisait mauvais usage. C’est, je crois, une nature perverse, mais cet homme n’est pas seulement méchant, il est encore très dangereux.

– Je le sais!… fit Tanneguy.

– Vous avez eu à vous en plaindre…

– Une seule fois.

– Et depuis, vous ne lui faites plus l’aumône?…

– Moi, je l’ai chassé de la ferme… mais Margaït lui donne, encore de temps à autre, à ce que j’ai appris.

– Alors, je commence à m’expliquer l’espèce de haine qu’il vous a vouée.

– Ah! il me hait.

– Il dit du moins beaucoup de mal de vous…

– Mais on n’y ajoute pas foi…

– Tanneguy, c’est une des erreurs les plus funestes des natures loyales et droites, de ne jamais croire à la puissance des méchants!… il est bien souvent difficile, même aux hommes les plus vertueux, de se préserver de leurs terribles atteintes.

– Et qu’importe ce que cet Éric peut dire de moi! s’écria Tanneguy en redressant le front avec une fierté pleine de noblesse; il y a vingt ans que j’habite le pays, monsieur l’abbé, et j’y ai assez d’amis dévoués, pour leur laisser le soin de me défendre contre les calomnies de tous les mendiants…

– Mais s’il ne s’agissait pas précisément de vous?

– Comment?…

– S’il s’agissait de Margaït, par exemple?

– Margaït!…

– Vous ne resteriez pas, je le suppose, tout à fait aussi indifférent aux calomnies qui pourraient l’atteindre.

– Il a dit du mal de Margaït!…

Le père Tanneguy s’était levé à moitié, son visage avait tout à coup pâli, et sa main puissante et robuste s’appuyait carrément sur la table de chêne.

Mais l’abbé Kersaint était trop l’ami de Tanneguy, pour ne pas aller jusqu’au bout, et il poursuivit, malgré la colère qui grondait sourdement dans la poitrine du père de Margaït.

– Mon ami, lui dit-il, je me suis promis de vous dire toute la vérité, et je ne veux vous en rien cacher. Éric a dit, et je vous le répète, pour vous mettre à même de prendre des mesures qui fassent cesser de telles calomnies, Éric a dit que depuis plusieurs mois vous receviez fréquemment chez vous un jeune homme que sa position sociale devrait au contraire éloigner de Margaït.

– Octave!… balbutia Tanneguy.

– Octave! répéta le curé; je sais moi, et tous vos amis savent aussi que le jeune Octave passe chez, vous, qui êtes le fermier de sa mère, quand le désir d’aller chasser dans les environs l’a réveillé de bonne heure; mais Éric voit les choses autrement, et il les répand avec des commentaires qui peuvent nuire à la réputation de Marguerite.

– Le misérable!…grommela Tanneguy en enfonçant ses ongles dans la table.

– Voilà ce qu’il dit, mon ami; il est triste, il est douloureux, d’avoir à défendre une enfant aussi pure que Marguerite de pareilles indignités, mais malheureusement, plus les calomnies sont absurdes, plus elles trouvent de crédit auprès de nos paysans… Vous y aviserez… et dans peu, j’en suis sûr, il n’en sera plus question…

Tanneguy ne répondit pas: son œil s’était ardemment fixé au parquet; une pâleur livide s’était répandue sur ses joues, son cœur battait à se rompre.

Il se leva.

– Monsieur l’abbé, dit-il alors d’une voix profondément émue, je vous remercie pour Marguerite et pour moi, vous avez le courage de me dire la vérité, et maintenant je comprends bien des choses que je ne parvenais pas à m’expliquer.

– Quelles choses? fit l’abbé.

– Oh!… des riens; les sourires des uns, l’air contraint des autres, la joie maligne de tous… l’infamie, monsieur l’abbé. Marguerite est perdue…

– Y pensez-vous!…

– Perdue, vous dis-je… Marguerite est pure comme la rosée de mai; mais on ne le croit plus… je me vengerai.