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Rite de passage

par Alexei Pashin

PREMIÈRE PARTIE

Le dégel

1

Je dois avouer que je ne me souviens pas très clairement de tout ce qui m’est arrivé avant et pendant l’Épreuve. Chaque fois que c’était nécessaire, j’ai donc eu recours à des hypothèses, à des mensonges si vous préférez.

Il est certain, par exemple, que je ne me suis jamais exprimée avec autant d’aisance, et même mieux que quiconque. Certains incidents sont purement imaginaires. Mais peu importe. Dans l’ensemble, mon récit est fidèle ; l’essentiel, ce ne sont pas tant les événements que les transformations qui ont commencé à se produire en moi il y a sept ans. N’oubliez pas : l’important, ce sont les transformations. Sans elles, je ne ferais pas maintenant des études d’ordinologiste, je n’aurais pas épousé l’homme avec lequel je vis ; en fait, je n’aurais même pas existé. Les transformations, elles, sont relatées avec la plus grande fidélité. Pas de mensonges, ici.

Je me souviens que je mis très longtemps à grandir. C’était très important pour moi. À douze ans, j’étais une très petite fille aux cheveux et aux yeux noirs, complètement plate. Mes amies avaient commencé à devenir de vraies jeunes filles, mais moi je ne grandissais pas d’un pouce, et je commençais à perdre espoir. Selon papa, de toute façon, j’étais figée dans ma forme actuelle. Il me l’avait dit quand j’avais dix ans, un jour qu’il était d’humeur à plaisanter :

« Mia, je t’aime comme tu es maintenant. Ce serait bien dommage que tu te mettes à grandir ! »

— « Mais je veux grandir. »

— « Non, » avait-il dit, songeur, « j’ai bien envie de te geler telle que tu es maintenant. » (Il agita la main.) « Admettons que ce soit fait. »

Ma contrariété était si visible que papa continua à jouer le jeu. À douze ans, j’étais toujours exactement la même ; je faisais de mon mieux pour l’ignorer, mais ce n’était pas facile. J’étais toujours aussi petite, aussi mince et aussi plate. Quand il commençait à me taquiner, je disais simplement que ce n’était pas vrai : c’était tout ce que je trouvais à lui répondre. Au bout d’un certain temps, d’ailleurs, je me contentai de garder le silence.

Juste avant notre départ du quartier Alfing je revins chez nous avec un œil au beurre noir. Papa me regarda, et tout ce qu’il trouva à dire fut :

« Alors tu as gagné ou tu as perdu ? »

— « J’ai gagné. »

— « Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi je te dégèlerais. Pas tant que tu es capable de te défendre. »

J’avais douze ans alors. Je me tus : qu’aurais-je pu objecter ? Mais j’étais folle de rage.

Évidemment, mon problème était que je ne grandissais pas. Mais ce n’était pas tout. J’étais sur la corde raide et je ne voulais pas aller de l’avant : je n’aimais pas ce que j’y voyais. Je ne pouvais pas non plus revenir en arrière ; j’avais essayé, mais c’était impossible. On ne peut pas passer sa vie sur une corde raide. Je ne savais vraiment plus quoi faire.

Il y a trois grandes fêtes sur le Vaisseau, plus un bon nombre moins importantes. Le 14 août, nous fêtons le lancement du Vaisseau ; la dernière avait été son cent quatre-vingt et unième anniversaire. Et puis, entre le 30 décembre et le 1er janvier, nous célébrons la fin de l’année. Cinq jours sans école, sans obligations, uniquement en festivités. Des décorations partout, des banquets, des amis qui viennent vous rendre visite, des cadeaux, des réceptions. Tous les quatre ans, cela dure un jour de plus. Voilà pour les réjouissances.

Le 9 mars est la commémoration de la destruction de la Terre. C’est une cérémonie, non une fête, et nos pensées sont toutes axées sur le souvenir.

D’après ce qu’on m’a appris à l’école, la surpopulation est, en dernière analyse, la cause de toutes les guerres. En 2041, il y avait huit milliards de gens rien que sur la Terre ; les Terriens n’avaient même plus la place d’éternuer. Ils n’avaient plus assez de maisons, ni d’écoles et de professeurs, et les routes étaient en quantité si insuffisante que la circulation y devenait impossible. Les ressources naturelles étaient épuisées ou en voie de l’être ; ils ne mouraient pas vraiment de faim, mais, tout de même, ils avaient toujours un petit peu faim. Ils n’osaient pas élever la voix, car cela aurait gêné une centaine d’autres personnes. La loi y veillait, d’ailleurs, et ce devait être comme de vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une bibliothèque dirigée par un bibliothécaire sourcilleux. Et la population ne cessait de croître. Cela ne pouvait pas continuer éternellement. La limite fut atteinte il y a cent soixante-quatre ans.

Pour dire la vérité, j’ai de la chance d’être tout simplement en vie. Mes arrière-arrière-grands-parents étaient ceux qui prévoyaient ce qui se préparait. C’est pour cette unique raison que j’existe.

Il n’était pas question d’émigrer ailleurs dans le système solaire. Non seulement la Terre était la seule planète à peu près vivable dans un rayon de dix années-lumière mais, lorsqu’elle fut détruite, toutes les colonies du Système le furent aussi. Le premier des grands Vaisseaux fut achevé en 2025. En 2041, un des huit Vaisseaux en service et deux Vaisseaux inachevés sautèrent avec la Terre. Entre ces deux dates, les Vaisseaux avaient implanté cent douze colonies dans des planètes de divers systèmes stellaires. Un bon nombre de ces colonies avortèrent, et sept au moins s’écartèrent du droit chemin et durent être « moralement disciplinées ». À peu de chose près, il en reste donc quatre-vingt-dix.

Dans les Vaisseaux, nous avons profité de la leçon, mais nous formons encore des populations limitées repliées sur elles-mêmes, nous ne dégénérons pas, et la surpopulation ne nous menace pas davantage : nous avons une soupape de sécurité. Dans les trois mois qui suivent le jour où l’on atteint l’âge de quatorze ans, on vous dépose sur l’une des planètes colonisées, où vous devez tenter de survivre pendant trente jours par vos propres moyens. Cette règle ne souffre aucune exception, et le pourcentage de décès est satisfaisant. Si vous êtes bête, étourdi, si vous manquez de maturité, ou simplement si vous n’avez pas de réussite, il ne vous reste pratiquement aucune chance de revoir le Vaisseau. Si vous survivez, vous êtes devenu un adulte. À douze ans, mon problème n’était pas la crainte de la mort mais la peur de quitter le Vaisseau. En fait, je tremblais rien qu’à l’idée de quitter notre quartier.

Nous appelions cela l’« Épreuve » ; depuis l’âge de onze ans, rarement il ne se passait pas un jour où je n’y pensais au moins une fois. À cette époque, un homme du nom de Chatterji avait un fils qui devait bientôt subir l’Épreuve. Comme il avait des doutes sur sa capacité à la surmonter, son père se donna beaucoup de mal pour lui faciliter la tâche. Il lui dévoila sur quelle planète on allait le déposer et le mit au courant de tous les dangers qu’elle présentait. De plus, au dernier moment, il lui donna un tas d’armes que l’on n’a pas le droit de posséder pendant l’Épreuve et lui conseilla de se terrer dans un endroit bien protégé et de n’en pas bouger jusqu’à ce que l’Épreuve soit terminée.

Malgré toutes ces précautions, son fils échoua. Il n’était pas particulièrement doué. J’ignore comment il est mort ; peut-être fut-il incapable de faire face à un des dangers dont on lui avait appris à se défendre à l’entraînement, ou bien en rencontra-t-il un imprévu. Peut-être aussi s’est-il tué accidentellement avec une de ces armes qu’il était interdit de posséder. Ou bien, plus simplement, a-t-il trébuché et s’est-il brisé le crâne en tombant. En tout état de cause, il ne revint pas.