Pour moi, ces gens étaient incroyables et merveilleux, et cela me fait encore mal de penser que, pour couronner le tout, il a fallu qu’ils se fassent sauter. Ça, c’était la Terre. Pas les “bouseux” !
Le second dimanche après notre arrivée à Géo, j’étais dans ma chambre. J’entendis frapper à ma porte. C’était papa. Il entra, et je posai le livre que je lisais.
« As-tu prévu quelque chose pour le prochain week-end, Mia ? » me demanda-t-il.
— « Non. Pourquoi ? »
— « J’ai une idée qui te plaira peut-être. »
— « Oui ? »
— « Je viens juste de parler avec notre économe. Pendant le prochain week-end, nous nous arrêterons à Grainau pour faire un échange. Le Conseil m’a désigné pour m’occuper des pourparlers, et j’ai pensé que ça te plairait de nous accompagner. »
Qu’est-ce qui avait bien pu lui mettre ça dans la tête ?
« Je n’ai pas particulièrement envie de voir les bouseux, » dis-je.
— « N’utilise jamais ce mot. Ils sont peut-être primitifs, mais ce sont des hommes. Tu serais sans doute surprise si tu savais tout ce qu’ils peuvent t’apprendre. Le monde ne s’arrête pas aux limites d’un quartier, ni du Vaisseau d’ailleurs. »
Le cœur battant, je répondis :
« Merci, mais je ne pense pas que cela m’intéresse, » puis je repris mon livre.
— « Tu devrais y réfléchir, » dit papa. « Dans vingt mois, tu te retrouveras seule sur une planète peuplée de ce genre d’hommes, t’efforçant de vivre avec eux, et de survivre. Si la seule idée de les côtoyer t’est insupportable maintenant, que sera-ce alors ? Je pense que cela devrait t’intéresser. »
Je secouai la tête, puis mon masque d’indifférence craqua. Les yeux remplis de larmes, je lui dis : « Bien sûr, cela m’intéresse. Mais j’ai peur. »
— « C’est tout ? »
— « Ce n’est pas suffisant, non ? »
— « Excuse-moi. Je me suis mal exprimé. Je comprends que cette pensée te fasse peur. La plupart des colonies planétaires sont des endroits plutôt déplaisants selon nos critères. Je voulais dire : était-ce ta seule raison pour ne pas vouloir venir ? »
— « Oui, » dis-je. « Mais ce ne sont pas les planètes qui me font peur. Ce sont les gens. »
— « Ah ! » fit papa. « C’est bien ce que je craignais… Une des raisons qui m’ont fait déménager est que je te trouvais trop dépendante d’Alfing. Les limites de ton monde étaient trop étroites. Ton problème, c’est que tu ne sais pas qu’il existe une réalité au-delà des choses qui te sont familières. Si je pouvais t’emmener sur Grainau et te montrer quelque chose d’entièrement nouveau, et te montrer aussi que ce n’est pas aussi épouvantable que tu le supposes, je pense que tu parviendrais à surmonter ta crainte. »
En attendant, j’avais tellement peur que j’en avais la nausée.
« Tu ne vas pas m’obliger à y aller ? » répliquai-je, le désespoir faisant trembler ma voix.
— « Non, je ne t’y obligerai pas. Je ne t’obligerai jamais à quoi que ce soit, Mia. Tiens, j’ai une idée, » ajouta-t-il, changeant soudain de ton. « Si tu viens avec moi sur Grainau, je te promets de te dégeler. Ça te plairait ? »
Je ne pus me retenir de sourire, mais je secouai néanmoins la tête.
« Réfléchis-y, » ajouta papa. « Tu changeras peut-être d’avis. »
Après son départ, je pris conscience que je l’avais désappointé, et je me sentis soudain déprimée et plus malheureuse que jamais. C’était comme si je m’étais agrippée de toutes mes forces à ma sécurité, et, soudain, on ne me le permettait plus ; papa essayait de me faire lâcher prise, un doigt après l’autre. Et, le pire, c’était son désappointement devant ma détermination.
Sans très bien savoir pourquoi, l’envie me prit de retourner à Alfing. Peut-être parce que c’était le seul endroit où l’on m’acceptait telle que j’étais. Je pris la navette descendant au Quatrième Niveau, puis une autre jusqu’à Alfing.
J’allai d’abord à notre ancien appartement, et y entrai à l’aide d’une clef que j’aurais dû rendre, mais que j’avais conservée. Il n’y avait plus un meuble, plus un livre, rien. Toutes les pièces se ressemblaient. Plus rien ne rappelait l’endroit où j’avais vécu pendant des années. Ce n’était plus qu’un coin vide et aride de ma vie passée. Je le quittai le cœur lourd, au bout de quelques minutes.
Alors que je refermais à clef l’appartement, Mme Farmer passa dans le couloir ; elle remarqua certainement que j’avais une clef que je n’aurais pas dû posséder. Mme Farmer et moi ne nous sommes jamais très bien entendues. Elle mettait toujours un point d’honneur à rapporter à papa toutes les choses qu’elle me voyait faire et qu’elle interdisait à son petit Peter ; parfois, il s’agissait de choses que papa m’avait expressément autorisée à faire. Papa l’écoutait toujours poliment, puis refermait la porte derrière elle et se hâtait d’oublier ce qu’elle lui avait dit. Mme Farmer me regarda, mais ne dit pas un mot.
Ensuite, j’allai dans la cour ; puis, comme il n’y avait personne, à la salle commune. J’avais la sensation curieuse d’être une étrangère dans ces passages pourtant familiers, d’être une intruse – comme si je devais marcher sur la pointe des pieds et faire attention de ne pas tomber sur quelqu’un qui me connaisse. Curieux, quand on revient dans un lieu où on a vécu si longtemps, mais, depuis notre déménagement, je ne me sentais plus à l’aise à Alfing.
Les gosses faisaient un tel vacarme que je les entendis bien avant d’y arriver ; et, ensuite, j’hésitai, me demandant si j’aurais le courage d’entrer. La Salle commune n’est pas simplement une salle, d’ailleurs, mais un ensemble comprenant un salon, une bibliothèque, deux salles de jeux, un auditorium de musique et une salle pour jouer de la musique, un petit théâtre et un snack. C’était dans ce dernier que je pensais trouver mes amis.
J’étais décidément destinée à rencontrer des Farmer ce jour-là : pendant que j’hésitais devant la porte, Peter Farmer sortit. Je ne l’aime pas particulièrement, et sa mère le tient très serré, mais ce n’était pas une raison suffisante pour ne pas être amicale.
« Bonjour, Peter, » dis-je.
Au lieu de répondre, il me regarda avec des yeux exorbités, puis me dit : « Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Ma mère a dit qu’elle était heureuse que tu soies partie parce que tu donnais le mauvais exemple. »
Je feignis l’étonnement : « Comment peux-tu dire une chose pareille. Peter ? Je viens de la rencontrer et elle a été d’une très grande gentillesse. Elle m’a même dit que si je te voyais je devais te dire qu’il était temps de rentrer. »
— « Ce n’est même pas vrai ! »
— « Mais si, » dis-je, puis j’entrai dans la Salle commune.
Une ligne très stricte divise les gosses qui ont plus de quatorze ans et les autres. En tant qu’adultes et citoyens, ils ont des droits que les jeunes n’ont pas, et ils ne perdent pas une occasion de le leur faire sentir. Dans un lieu comme la Salle commune, où l’on trouve indifféremment des jeunes et des adultes, chacun a son domaine bien défini. Bien qu’il n’y ait pas de différence réelle, les endroits que fréquentent les adultes sont étrangement attirants.