— « Non. Je te suis immédiatement. Il faut entrer les pieds d’abord. »
Comme elle était plutôt grassouillette, elle eut du mal, mais je dois dire qu’elle fit des efforts. Dès qu’elle fut de l’autre côté, je lui tendis la lampe et la craie, puis je la rejoignis.
— « Rends-moi la craie et remets la grille. » Je dessinai une croix entourée d’un cercle. La craie grinçait sur le métal. « Voilà, » dis-je, « comme ça, nous retrouverons le chemin. »
Les conduites correspondant aux artères ont des ventilateurs refoulant, et celles correspondant aux veines des ventilateurs aspirants. En m’aidant des marques que je dessinais, ainsi que de la direction et de la force du vent, je sais toujours à peu près où je me trouve, même dans un système de conduites où je vais pour la première fois ; suffisamment, en tout cas, pour retrouver le chemin du retour. Et puis, contrairement aux passages et aux couloirs, les conduites se ressemblent toutes. J’étais certaine que j’aurais vite fait de m’orienter.
Dès que Zena eut remis la grille en place, nous nous mîmes en route. Je marchai la première, dans le long couloir de métal. Zena trébucha une fois, sur quoi, je me le demande ! Sur ses pieds, sans doute ! La conduite, de presque deux mètres de diamètre, était en métal entièrement lisse. L’obscurité était totale, sauf pour un petit carré de lumière, chaque fois que nous passions devant une des bouches grillagées.
Au passage, je les numérotais pour avoir une idée de la distance que nous parcourions.
Parfois, aussi, des sons du monde extérieur nous parvenaient par ces bouches, mais c’étaient des sons venus d’un autre monde. Ici, il n’y avait que les échos métalliques de nos murmures, le bruit léger et monotone de nos sandales, et le bruissement ininterrompu des ventilateurs.
J’avais lu plusieurs romans se passant dans l’Ouest américain, deux cents ans avant la destruction de la Terre ; les conditions de vie y étaient presque aussi primitives que dans les colonies planétaires. Je me souviens en particulier d’éclaireurs qui, même en territoire étranger, avaient un “flair” qui leur permettait de toujours savoir où ils se trouvaient ; je me sentais assez semblable à eux ; la température et la force du vent, les sons, tout avait une signification pour moi. Pour Zena, tout cela était inconnu, et elle avait peur. Elle n’aimait pas l’obscurité du tout.
Aux intersections de deux conduites, il fallait parfois contourner des ventilateurs. De plus, les parois s’incurvaient, de sorte qu’il n’y avait jamais d’angles, et cela produisait un effet assez inquiétant lorsque l’autre conduite était verticale, même si elle était étroite – l’équivalent d’un capillaire – et qu’on pouvait facilement la franchir d’un bond.
La première fois que nous en rencontrâmes une, Zena s’arrêta, effrayée, et je dus presque la pousser.
— « Mais je ne veux pas, » dit-elle. « Je ne peux pas sauter si loin ! »
— « Comme tu voudras ; moi, en tout cas, je continue, et tu resteras seule ici dans le noir ! »
Cela la décida, et elle sauta, sans le moindre mal d’ailleurs.
Mais je dois avouer que, vieille habituée des conduites ou pas, je n’étais pas préparée à ce qui nous attendait ensuite.
Dans le noir, devant nous, plus de plancher. Et plus de plafond au-dessus de nos têtes. À l’aide de ma lampe, je vis que la conduite continuait devant nous, après un vide qui faisait bien deux mètres. Le sol descendait en pente assez forte, et l’air surgissait avec force. Je n’avais encore jamais rencontré une conduite verticale de cette dimension.
« Qu’est-ce que c’est ? » me demanda Zena.
Il y avait des poignées le long de la paroi. Me tenant à l’une d’elles, je me penchai au-dessus du vide et y jetai un bout de craie dans l’espoir futile d’en évaluer la profondeur. J’eus beau prêter l’oreille, je n’entendis absolument aucun écho.
« Ce doit être une conduite qui relie deux niveaux, une conduite principale. Je parie qu’elle descend jusqu’au Premier Niveau. »
— « Tu n’en es pas sûre ? »
— « Comment voudrais-tu que j’en sois certaine ? C’est la première fois que je viens ici ! »
Je ne tenais nullement à sauter une distance pareille, aussi examinai-je soigneusement les poignées – il y avait même des appuis pour les pieds. Si l’on tombait là-dedans, il ne resterait sûrement pas grand-chose de nous à l’arrivée ! Je dirigeai le faisceau de lumière vers le bas, puis vers le haut, mais il semblait à peine entamer les ténèbres. Fort heureusement, je vis que les poignées continuaient également dans le sens vertical, formant une sorte d’échelle ininterrompue.
« Oui, cela descend sans doute vers le Quatrième Niveau, » dit Zena. « Mais vers où cela monte-t-il ? »
Je n’en avais pas la moindre idée. Le Cinquième Niveau était le tout dernier, contre la face extérieure du Vaisseau, mais cette conduite montait plus haut. En principe, une conduite d’air ne se termine pas en impasse, et l’air ne peut pas venir de nulle part…
« Je ne sais pas. Mais puisque nous sommes ici, pourquoi n’irions-nous pas voir ? »
Allongeant la jambe au maximum, je mis mon pied dans une des encoches et agrippai la première poignée. C’était une bonne poignée, bien solide. Évidemment, le vide que j’avais sous les pieds m’inquiétait un peu, mais, tant que je ne le voyais pas, je n’avais pas réellement peur. Je me souviens qu’une fois, à l’école, on m’avait fait marcher sur une planche de dix centimètres de large posée sur le sol. J’avais parcouru toute sa longueur sans un seul faux pas. Ensuite, on avait posé la planche sur des tréteaux, à trois mètres de hauteur, et on m’avait demandé de recommencer. Je n’avais même pas essayé, certaine de mon échec. Maintenant, je me trouvais un peu dans la même situation. Tant que je ne voyais pas ce qu’il y avait au-dessous de moi, tout irait bien.
J’agrippai la poignée suivante et je commençais à monter lorsque Zena se pencha en avant et m’attrapa le pied.
« Eh ! attends ! »
— « Tu es folle, non ! Tu vas me faire tomber ! »
J’essayai de libérer mon pied, mais elle ne me lâchait pas.
« Reviens ! » dit Zena sur un ton suppliant.
À contrecœur, je redescendis d’un échelon.
« Que se passe-t-il ? »
— « Tu ne peux pas m’abandonner ici comme ça ! »
— « Je ne t’abandonne pas ! Suis-moi, voilà tout ! »
— « Mais j’ai peur…»
Elle avait enfin fini par l’admettre. Nous le savions aussi bien l’une que l’autre, depuis le début, mais il fallait que ça commence à devenir sérieux pour qu’elle le reconnaisse.
« Tu n’as rien à craindre, » lui dis-je. « Nous allons simplement monter un peu pour voir ce qu’il y a en haut. » Elle hésitait, visiblement prise entre la peur de s’engager dans la conduite et la peur de rester seule.
« Allons, viens, passe la première, » lui dis-je. Comme ça elle ne pourrait plus m’attraper le pied.
Je l’entendis gémir au-dessus de moi, faisant de petits bruits apeurés de la gorge. Pour lui changer les idées, je lui demandai :
— « Vois-tu quelque chose au-dessus de toi ? »
Plus nous montions, plus elle s’agrippait aux poignées et se collait contre la paroi.
Elle s’arrêta et leva la tête un tout petit instant, puis la rentra de nouveau dans ses épaules. « Non, » geignit-elle, « rien du tout. »
Quelle idée aussi, me dis-je pendant que nous continuions à grimper, de mettre une pareille froussarde dans une telle situation !
Soudain, sans le moindre avertissement, Zena s’arrêta. Ma tête heurta si violemment ses pieds que je ressentis le choc dans toute la colonne vertébrale. Si j’avais eu la tête levée, j’aurais vu qu’elle s’arrêtait, mais on ne peut pas grimper indéfiniment en rejetant la tête en arrière ; on attraperait le torticolis. Prudemment, je redescendis d’un échelon.