« Que se passe-t-il encore ? »
— « J’peux plus avancer. J’peux plus ! »
J’écartai la tête le plus loin possible de la paroi, pour essayer de voir si elle avait rencontré un obstacle. Elle s’agrippait convulsivement aux échelons, le visage pressé contre la paroi. Sa respiration était bruyante.
« Il y a quelque chose devant toi ? »
— « Non. Mais je ne peux pas continuer. » Sa voix était pleurnicharde. « J’ai peur. »
Je levai le bras et posai la main sur sa jambe. Elle tremblait et était dure comme le roc.
« Allons, Zena, avance ! » lui dis-je avec gentillesse mais fermeté. J’essayai de pousser sa jambe, mais elle ne bougea pas d’un pouce.
C’était une erreur de l’avoir laissée passer la première. Si elle lâchait prise, elle m’entraînerait dans sa chute, quoi que je fasse. D’un autre côté, cela m’éviterait d’avoir à expliquer sa disparition… « Oh ! elle est tombée dans une de ces grandes conduites d’air ! » Une situation gênante. Mais il n’y avait pas de quoi plaisanter. Je commençais à avoir réellement peur. Les battements de mon cœur s’accéléraient et je sentis un filet de sueur couler dans mon dos.
Doucement, pour ne pas l’effrayer, je la réconfortai : « Ne lâche pas, surtout, Zena. »
— « Pas de danger ! Je ne bougerai pas. »
Prenant ma lampe d’une main, je me laissai aller en arrière le plus loin possible en me tenant de l’autre. Même si je pouvais la convaincre de bouger, il nous faudrait au moins vingt minutes pour redescendre, sans doute plus dans l’état où elle était. Et je doutais qu’elle pût tenir aussi longtemps. Tenant la lampe à bout de bras, je scrutai les ténèbres. Je crus deviner, à douze ou quinze mètres au-dessus de nous, des ombres noires sur le côté de la conduite. Une conduite perpendiculaire, sans doute, mais je ne pouvais pas en être certaine. Je l’espérais, en tout cas.
« Je veux descendre ! » geignit Zena juste à ce moment.
Ce n’était pas possible. Et nous ne pouvions pas davantage rester où nous étions. J’ignorais ce qu’il y avait au-dessus de nous, mais c’était la seule direction possible.
« Zena ? Il faut monter un tout petit peu plus. »
— « Mais j’ai peur… Je vais tomber ! »
Je sentais la sueur perler sur mon front, maintenant. Je dus m’essuyer les sourcils pour qu’elle ne coule pas dans mes yeux.
« Non, » la raisonnai-je d’une voix pleine de confiance. « Tu ne tomberas pas. Je viens juste de regarder au-dessus de nous, et il y a une autre conduite dix mètres plus haut. Il suffira de monter jusque-là. Tu peux le faire ! »
— « Non, » pleurnicha Zena, se serrant encore davantage contre la paroi, « j’ai le vertige. »
— « Mais si, tu peux ! Je vais t’aider. Garde les yeux fermés. Voilà. Lève ton pied d’un échelon. D’un seul. » Je poussai son pied vers le haut. « Bien. Maintenant, lève ton bras droit ; non, garde les yeux fermés ! Et maintenant l’autre pied…»
Lentement, péniblement, je réussis à la faire monter. Pour la première fois, les ténèbres me parurent oppressantes, pleines de dangers cachés. C’était sans doute ce que Zena ressentait depuis le début.
« Plus que cinq ou six mètres, » la réconfortai-je au bout d’une minute. Je ne voyais rien, parce que Zena me bouchait la vue, mais j’espérais ne pas me tromper. « Tu t’es très bien débrouillée jusqu’à maintenant. Il n’y en a plus pour longtemps. »
Grâce à mes encouragements répétés, elle continua à monter lentement, échelon par échelon. Nous avions bien parcouru six mètres, mais pas beaucoup plus, lorsqu’elle poussa un petit cri, et disparut soudain. À la lumière de la lampe, que j’avais accrochée à ma ceinture, je vis l’intersection juste au-dessus de moi.
Assise par terre, je repris mon souffle et attendis que mon cœur se calme. Il battait toujours très fort, et la sueur continuait à couler sur mon front ; maintenant que nous étions en sécurité, je pouvais me représenter tout ce qui aurait pu se passer. À côté de moi, Zena sanglotait silencieusement.
Au bout d’un moment, elle se redressa et dit, d’une voix emplie d’incrédulité : « J’y suis arrivée ! »
Je respirais par la bouche, essayant de ne pas haleter. « Je te l’avais dit, non ? Maintenant, nous n’avons plus qu’à essayer de redescendre. »
Zena rétorqua, avec une détermination qui me surprit : « Je suis parfaitement capable de redescendre. »
— « Puisqu’on est ici, » proposai-je, « autant jeter un coup d’œil. »
Après nous être reposées encore un moment, nous suivîmes la conduite jusqu’à la première grille – ou, plus exactement, jusqu’à la première ouverture, car rien ne la fermait. De plus, aucune lumière ne venait du dehors. M’aidant de ma lampe, je réussis à me faufiler de l’autre côté, puis je tendis la main à Zena. Et nous nous retrouvâmes dans un passage du Sixième Niveau – le niveau qui, théoriquement du moins, n’existait pas.
Je promenai le faisceau de la lampe autour de moi. Tout était sombre, silencieux et désert. Le couloir était nu ; en dehors des parois et du sol, il n’y avait rien. Tout ce qui était amovible avait été enlevé ; il ne restait que les parois et les ouvertures. La lampe éclaira l’entrée béante d’un appartement.
« Allons voir ça, » dis-je.
Il n’y avait pas de porte, bien entendu, mais rien n’avait été brisé ou arraché, simplement ôté, avec soin.
La pièce où nous entrâmes était aussi vide et nue que le reste. Elle était longue, plus longue que ce que j’avais jamais vu, comme un dortoir dont on aurait supprimé toutes les cloisons intérieures. Dans les parois, des trous, des rangées de trous. À part cela, rien.
« Qu’est-ce que c’est ? » me demanda Zena.
— « Je me le demande. »
Nous revînmes dans le passage. Il était long et droit, sans aucun de ces tournants brusques, impasses ou escaliers qui sont caractéristiques de tous les autres passages. Vide, et droit comme un fil à plomb. C’était étrange, vraiment.
Près de la porte, je vis les chiffres 44-2 peints sur le mur. De la porte partait une ligne rouge qui allait jusqu’au centre du passage, où elle rejoignait des lignes vertes, jaunes, bleues, oranges ou violettes qui suivaient le centre du passage.
« Allons voir où mènent ces lignes, » proposai-je.
Il était tard lorsque nous retournâmes à Géo. L’heure du dîner était passée depuis longtemps. Nous sortîmes des conduites tout près de l’appartement de Zena, là où nous y étions entrées. Mon estomac commençait à protester et j’avais un appétit féroce.
Avant d’entrer chez elle, Zena hésita une minute, puis me dit :
« Tu es bien plus chic que je ne l’avais cru au début. »
Craignant de s’être laissée aller à en dire plus qu’elle ne le voulait, elle ajouta : « Bonne nuit, » et se hâta d’ouvrir sa porte.
Lorsque j’arrivai, papa se préparait à sortir. Il se réunissait régulièrement avec des amis, pour bavarder et construire des modèles réduits : des modèles de machine, d’animaux (avec le squelette et tout ça), de tout ce qu’on peut imaginer. Depuis que je vis avec papa, je ne me souviens pas d’un dimanche où il n’y soit allé. C’est son dada. Il possède d’ailleurs toute une collection de modèles, mais il ne les a pas encore déballés depuis notre arrivée à Géo.