Je serais d’ailleurs mal placée pour le critiquer ; papa dit que tout le monde a besoin d’avoir au moins un dada, et j’en ai plusieurs, moi aussi.
« Où étais-tu ? » me demanda-t-il.
— « Je suis montée au Sixième Niveau. Il y a quelque chose à manger ? »
— « Il reste du jambon-IV à la cuisine, si tu en veux. »
J’aime beaucoup le jambon-IV. Certains trouvent que son goût est trop fort, “faisandé”, disent-ils, je crois. Mais comme il vient d’un des élevages de viande les plus prospères du Vaisseau, il faut bien qu’ils s’y fassent. Il est toujours bon d’aimer l’inévitable.
Papa me suivit à la cuisine.
« Le Sixième Niveau n’est-il pas complètement fermé ? » me demanda-t-il. « Je ne savais pas que l’on pouvait encore y accéder. »
— « Ce n’est pas tellement difficile, » remarquai-je tout en me servant. « Mais pourquoi ont-ils tout enlevé ? »
— « On ne t’a jamais dit pourquoi on l’avait fermé ? »
— « Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais même pas qu’il existait. »
— « Ah bon !… Eh bien, ce n’est pas compliqué. Au moment où on a converti le Vaisseau, les conditions de vie étaient assez frustes. Une fois les colons partis, ce n’était pas l’espace qui manquait, mais tout le reste. Alors, on vida le Troisième et le Sixième Niveau de tout ce qui était utilisable pour rendre le reste plus habitable. Le Troisième a été, dans la mesure du possible transformé en une copie fidèle de la Terre, et le Sixième a tout simplement été condamné, car il ne servait plus à rien. »
— « Ah ! » dis-je. Cela expliquait bien des choses.
— « Oui…» dit papa. « J’avais oublié que le Sixième Niveau doit ressembler à un désert. Si tu veux en savoir davantage, je te dirai quels livres consulter. Mais pas maintenant ; il faut que je me sauve, sinon je vais être en retard. »
Je l’arrêtai juste avant qu’il ne sorte de la cuisine : « Papa ? »
Il se retourna.
— « Papa, j’ai changé d’avis. Je pense que je viendrai avec toi, le prochain week-end, tu sais. »
Il sourit. « J’espérais bien que tu changerais d’avis. Tu commets des erreurs, comme tout le monde, mais, dans l’ensemble, tu as du bon sens. Là, je pense que tu en as fait preuve. »
Papa est très gentil, au fond. Il ne m’aurait pas dit : « Tu vois, je te l’avais dit, » mais j’étais certaine qu’il pensait que j’avais changé d’avis parce que j’avais visité le Sixième Niveau sans tomber raide morte pour autant. C’était d’ailleurs inexact. Je crois que j’ai changé d’avis sur l’échelle ; il y a des moments dans la vie où il faut avancer, qu’on le veuille ou non – et si Zena Andrus en était capable, malgré sa peur, je l’étais aussi. Voilà tout.
« Et tu me dégèleras ? » demandai-je à papa en souriant. Mais j’étais sérieuse, au moins à moitié. J’ignore pourquoi, mais je tenais à entendre papa me le dire.
Papa hocha la tête. « Je pense, oui. Je pense que tu seras dégelée. »
Lorsque je m’assis pour manger, le sourire n’avait toujours pas quitté mes lèvres. Il était quand même temps que je me mette à grandir un peu. Ce fut alors qu’une pensée me frappa : si je grandissais, je ne pourrais plus me faufiler dans les conduites !
On ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas ?
5
À propos, pendant que j’y pense, je tiens à m’excuser car il m’arrivera de dire des choses témoignant d’une terrible ignorance. Par exemple, je vais bientôt vous parler de bateaux, et il est probable que mes descriptions feront bien rire quiconque a jamais fait de la voile. Ne m’en tenez pas rigueur. Je ne rédige pas une description technique, mais j’essaie de dire ce que j’ai vu et ce que j’ai fait. Par exemple, quand j’avais besoin de me retenir à quelque chose, je n’agrippais pas le « plat-bord » mais tout bonnement le côté du bateau. À mes yeux, c’était cela, et rien de plus.
Mais revenons à notre histoire. Au cours de la semaine précédant notre départ pour Grainau, mon moral baissa fortement. Dimanche, j’avais pris la décision d’y aller et, si nous étions partis le lendemain, tout aurait été parfait. Hélas ! J’avais une semaine entière devant moi pour me faire du mauvais sang et imaginer un tas de choses. Dans la nuit du vendredi au samedi, la dernière avant le départ, c’est à peine si je fermai l’œil. J’essayai de dormir sur le ventre, mais tout un cortège de possibilités sinistres défilèrent devant mes yeux. Je me tournai sur le côté : ce fut le tour des conversations imaginaires. Et enfin sur le dos : je me mis à penser à tout ce que j’aurais pu faire le lendemain au lieu d’aller sur Grainau. Je finis par sombrer dans un sommeil agité.
Au petit déjeuner, papa me conseilla de bien manger, mais je ne pus rien avaler. J’étais trop nerveuse. Ensuite, nous prîmes la navette jusqu’au Premier Niveau, et, de là, jusqu’à la baie où les vedettes attendent des imbéciles pour les emmener dans des lieux où ils préféreraient ne pas aller.
Nous y arrivâmes vingt minutes avant l’heure prévue pour le départ.
« Attends-moi ici, » me dit papa. « Je reviens tout de suite. »
Il se dirigea vers un petit groupe qui attendait près de la vedette la plus proche.
Seule, sous la grande voûte taillée dans le roc, je me sentais un petit peu abandonnée. À peine arrivé, papa me laissait tomber. J’étais nerveuse, et j’avais peur. Si j’avais pu le faire sans perdre la face, je serais rentrée me mettre au lit, et je n’aurais pas bougé pendant deux jours au moins. Malheureusement, il était encore plus difficile de revenir en arrière que d’aller de l’avant, portée par une décision que j’avais prise une semaine auparavant.
C’était la première fois que je venais ici. Je levai un regard hésitant sur ce qui m’entourait. La haute voûte de pierre surplombait une longue rangée de vedettes, lourdes et trapues, comme accroupies au-dessus de leurs tubes, elles semblaient attendre que les crochets les retenant sur tout leur pourtour les libèrent. Les vedettes servent à tous les rapports avec les planètes où le Vaisseau ne peut se poser à cause de sa taille : échanges commerciaux, balades de plaisir, missions diplomatiques (comme dans notre cas) et… le largage des gosses lors de l’Épreuve. Les vedettes sont des pigeons voyageurs, et le Vaisseau est pour eux un pigeonnier se mouvant entre les étoiles. À tout moment, un certain nombre d’entre elles sont en route. Pour oublier les contractions douloureuses de mon estomac, je comptais celles qui étaient là. Il y en avait douze. Les vedettes sont en forme de disque, avec un renflement au centre. Elles ont quatre rampes d’accès ; toutes celles que je voyais avaient au moins une rampe abaissée.
Papa revint, accompagné par un de ceux auxquels il était allé parler : un jeune géant, qui dépassait largement papa d’une tête. Il était très laid et paraissait redoutable ; il ne me plaisait pas du tout. Je n’avais nullement envie de faire sa connaissance.
« Je te présente Georges Fuhonin, » me dit papa. « C’est notre pilote. »
Je le regardai sans mot dire. Papa me poussa du coude et je réussis à sortir un faible bonjour.
— « Bonjour, » tonna-t-il d’une vibrante voix de basse. « Ton père m’a dit que c’était ton premier voyage dehors. »
Après avoir regardé papa du coin de l’œil, je me tournai de nouveau vers le géant ; il était laid, et il me faisait peur. Avec réticence, je finis par faire un imperceptible signe d’assentiment.