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6

Les chevaux étaient déjà sortis, et M. Tubman les tenait par des sortes de lanières de cuir. À côté de lui se trouvait un notable à l’air important, coiffé d’un invraisemblable gibus surmonté d’une plume blanche défraîchie. En d’autres circonstances, il m’aurait paru cocasse. Il était accompagné de deux enfants, un garçon et une fille, ayant environ mon âge. Apparemment, nous nous étions posés sur la place principale de la ville ; de tous côtés, des gens nous dévisageaient en criant. J’avais l’impression d’être donnée en spectacle. Au-dessus de nous, le ciel était gris et sale. Une brise chaude et humide nous enveloppait : le revêtement de briques jaunes de la place luisait d’humidité. La fanfare était juste en face de nous ; les musiciens portaient tous le même uniforme vert foncé. Ils soufflaient dans leurs cuivres avec enthousiasme, c’est-à-dire très fort, mais d’une manière discordante.

Je regardais tout cela en écarquillant les yeux, mais papa me prit par le bras et me dit : « Allez, viens. Tu pourras regarder le spectacle plus tard. »

Il commença à descendre la rampe, et le volume du bruit s’accrut fortement. Cela m’était très désagréable, et mon appréhension ne faisait qu’augmenter. Je déteste de toute façon me trouver en face d’une foule hurlante, mais, de plus, c’était particulièrement déconcertant, parce qu’il m’était impossible de juger si ces cris étaient amicaux ou hostiles. L’espèce de cacophonie que jouait la fanfare finit par se fondre dans le vacarme général.

Papa et le personnage à l’air important se serrèrent la main, et j’entendis papa dire : « Monsieur Gennaro ! Je suis heureux de vous revoir. »

— « Vous avez bien minuté votre arrivée, » répondit-il. « La pluie s’est arrêtée de tomber il y a moins d’une heure, mais je ne peux quand même pas vous garantir qu’il ne pleuvra pas à nouveau. »

Papa me poussa doucement en avant.

« Je vous présente ma fille Mia. Vous connaissez déjà M. Tubman, ainsi que Georges Fuhonin, notre pilote, n’est-ce pas ? »

En lui serrant la main, je le regardai de près. Il avait l’air d’une personne qui cherche à plaire, et je ne savais pas comment interpréter cela : je regardai papa, mais son visage inscrutable ne trahissait aucun sentiment.

M. Gennaro fit avancer les deux gosses.

« Ce sont mes enfants, Ralph et Helga. Lorsque j’ai appris que vous veniez avec votre fille, j’ai pensé qu’elle aimerait rencontrer des enfants de son âge. »

Il m’adressa un mince sourire de commande, qui disparut aussi abruptement qu’il avait été ébauché.

Le garçon avait des cheveux blond sale. Il était à peine plus grand que moi, mais beaucoup plus corpulent. La fille avait pratiquement la même taille que moi, et était également très forte. Tous deux me dirent bonjour, mais on ne peut pas dire que c’était très amical. Je leur répondis avec une réserve égale à la leur.

« Je vous remercie pour votre prévenance, » dit papa à M. Gennaro.

— « Mais non, c’est un plaisir, » rétorqua ce dernier. « Un plaisir. Rien de tel pour entretenir de bons rapports. Ha, ha ! »

Les badauds et la fanfare faisaient toujours autant de vacarme.

« Nous y allons ? » proposa papa.

— « Certainement, » dit M. Gennaro. « Et tenez-vous comme il faut, les enfants ! »

Papa ne me dit rien, mais son regard était éloquent. M. Gennaro monta à cheval ; papa et M. Tubman l’imitèrent. Sans s’arrêter de jouer, les musiciens s’écartèrent pour les laisser passer, et ils partirent au pas, suivis par la fanfare et par une bonne partie de la foule.

« Pourquoi suivent-ils tous papa ? » demandai-je.

Derrière moi, Georges répondit d’une voix profonde teintée d’ironie : « Votre père est un homme célèbre ! »

Ma question ne s’adressait pas à lui. Je m’étais parlée à moi-même, automatiquement ; mais cela me rappela que j’avais décidé de ne plus lui adresser la parole, et je m’écartai un peu.

Une partie de ceux qui n’avaient pas suivi papa s’avancèrent vers la vedette afin de nous dévisager de plus près.

Georges les regarda sans manifester aucun plaisir particulier ; j’avais plutôt l’impression qu’il aurait aimé les mettre en fuite. « Attendez-moi ici, » me dit-il. « Je reviens tout de suite. »

Il monta la rampe. Les trois membres de l’équipage étaient restés en haut, visiblement passionnés par le spectacle de la foule. Lorsque Georges arriva, ils firent une plaisanterie que je n’entendis pas, et ils se mirent à rire. Georges, lui, loin de rire, secoua la tête avec irritation et leur fit signe d’entrer dans la vedette.

« Que faisons-nous maintenant ? » demanda Ralph, le garçon, à sa sœur, et je me retournai pour les regarder.

Dans le Vaisseau, nous vivons si longtemps et notre population est si stable qu’on ne voit jamais un frère ou une sœur séparés par moins de vingt ans. Du moins, ils ne sont jamais aussi proches que ces deux-là. Tous les gosses que je connais sont des enfants uniques, ou, à tout le moins, sont élevés comme s’ils l’étaient. Curieux, d’ailleurs, ce frère et cette sœur ne se ressemblaient pas du tout, mis à part leur corpulence. Dans les livres, ils ont toujours un air de famille, ou alors ils ressemblent à un vieil oncle qui a disparu… un oncle très riche. Helga avait des cheveux très bruns, pas tout à fait autant que les miens, pourtant ; très longs, ils retombaient sur ses épaules et des peignes les maintenaient en place. Elle avait mis une robe avec un empiècement sur le devant. Son frère portait des pantalons longs, comme ceux que papa avait aujourd’hui, et une chemise unie. Il était évident qu’ils s’étaient mis sur leur trente-et-un pour cette petite cérémonie, et leur apparence était aussi empesée que leurs manières.

Je devais leur sembler aussi bizarre qu’ils me le paraissaient. J’étais un petit bout de fille plutôt frêle, aux cheveux noirs coupés très courts, et je m’étais habillée comme tous les jours : une blouse blanche à manches amples, un short bleu et des sandales. Dans cette tenue, je me serais sentie à l’aise en n’importe quelle occasion dans le Vaisseau. Peut-être pas pour jouer au foot, quand même : j’aurais mis une blouse plus simple et des chaussures plus solides. En tout cas, j’étais présentable. Mes vêtements étaient propres et à peu près repassés. Toutefois, après tous ces glorieux uniformes verts, j’aurais compris que ces deux mômes ne me trouvent pas très élégante.

Nous nous regardâmes un moment comme des mannequins empaillés, puis le garçon se détendit un peu et me demanda : « Quel âge as-tu ? »

— « Douze ans, » répondis-je.

— « Moi, quatorze, » dit-il, « et elle douze aussi. »

Helga se décida enfin à ouvrir la bouche. « Papa nous a dit de te montrer la ville. »

Elle essayait visiblement de me sonder, et j’acquiesçai d’un mouvement de tête tout en reprenant mon souffle.

— « Et lui ? » demanda-t-elle en indiquant la rampe. Georges était juste à l’entrée de la vedette et nous tournait le dos. « Il t’avait dit de l’attendre ici. »

— « Il est censé me surveiller, mais je ne vois pas pourquoi je m’occuperais de lui, » dis-je. « Partons avant qu’il ne revienne. »

— « D’accord, » dit Ralph. « Suis-nous. »

Il partit en courant vers la droite de la vedette, dans la direction opposée à celle que papa et son père avaient prise. Helga et moi le suivîmes. Georges m’aperçut au moment où je partais, et me cria quelque chose, mais je ne fis que courir de plus belle. Du diable si j’allais tenir compte de ses avis !