Et M. Chatterji fut expulsé du Vaisseau et déposé sur une planète. Peut-être est-il mort lui aussi.
Cela peut sembler dur ; j’avoue être incapable d’en juger. Dur ou non, c’était nécessaire, et je le savais déjà bien avant d’avoir onze ans. Néanmoins, cela m’impressionna fortement. Sans doute, si j’avais été capable de faire face à ce qui sortait du cadre restreint du quartier où nous vivions, aurais-je dormi plus tranquille.
Ce n’est peut-être pas la seule raison, mais je soupçonne fort que c’est à cause de cela que papa décida de déménager lorsqu’il devint président du Conseil du Vaisseau.
Le football était l’occupation favorite de tous les garçons et filles du Vaisseau. Je suis sûre que je savais déjà jouer quand j’avais quatre ou cinq ans. Nous profitions de la moindre occasion pour le pratiquer, et nous étions au beau milieu d’une partie lorsqu’on m’appela ; rien d’étonnant à cela. Nous jouions dans la cour de notre quartier – le quartier Alfing, Quatrième Niveau. La cour a deux cents mètres de côté, et l’espace est libre sur une hauteur de trois étages. Il y a même un terrain réglementaire, tout vert, merveilleusement entretenu, mais des grands, revenus depuis peu de l’Épreuve, l’avaient accaparé ; nous avions dû nous contenter du petit terrain situé tout au bout de la cour.
Au football, il y a une ligne de cinq avants, puis trois demis qui constituent une première défense et passent la balle aux avants pour qu’ils puissent marquer, deux arrières qui ne servent qu’à la défense et un goal qui garde les poteaux délimitant le but, avec un filet pour stopper le ballon. On est constamment en mouvement, et le jeu ne s’arrête – et encore pour peu de temps – que lorsqu’il y a un penalty, un coup franc que le ballon sort hors des limites du terrain ou que l’on a marqué un but.
Je jouais inter gauche, dans la ligne d’avants, parce que je suis plus adroite du pied gauche que du pied droit. C’est inné. Je shootais aussi bien plus fort du pied gauche.
Reprenant mon souffle après avoir couru, je regardai notre goal plonger sur le ballon. Il réussit à le bloquer, le fit rebondir, puis dégagea loin et haut. Le goal est le seul joueur qui ait le droit de toucher le ballon avec les mains ; les autres doivent se contenter de leurs pieds, de leurs genoux, de leur poitrine et de leur tête. C’est ce qui rend le jeu si passionnant.
Notre demi-droit réussit à contrôler le ballon et le passa à notre demi-centre, Mary Carpentier. Nous nous précipitâmes tous vers le but.
La balle volait entre nos demis, boule brune fusant et bondissant comme si elle était douée d’une vie propre.
Une fois, le ballon faillit nous échapper, mais Jay Widner le récupéra. Finalement, Mary Carpentier me le passa alors que j’étais dans une position favorable ; je n’avais que Venie Morlock en face de moi – une fille grande et forte, mais lente. Tout en gardant le contrôle du ballon, je fus plus rapide qu’elle, et j’étais prête à marquer un but lorsque Venie s’aperçut qu’elle ne pourrait pas m’en empêcher. Elle changea brusquement de direction et me heurta à la hanche si violemment que j’allai m’étaler de tout mon long. Inutile de dire que le ballon n’atteignit pas le but !
« Hé ! » lui criai-je, furieuse, « nous ne jouons pas au rugby ! »
C’était bien typique de Venie. Elle était incapable de se contrôler lorsqu’elle perdait. Surtout quand il s’agissait de moi : nous étions ennemies depuis longtemps, par sa faute, je pense, et elle n’aurait jamais consenti à se réconcilier. Juste au moment où je me relevais, les haut-parleurs sifflèrent deux fois pour attirer l’attention.
Ces annonces étaient fréquentes. Mais, cette fois, c’était moi que l’on demandait :
« Mia Laflèche est priée de rentrer chez elle ! Mia Laflèche est priée de rentrer chez elle ! »
Généralement, papa ne me faisait pas appeler ; je rentrais quand je le voulais. Il y avait bien une certaine Mme Farmer qui disait à papa que j’étais indisciplinée, mais ce n’était pas vrai. Quand papa m’appelait, j’obéissais immédiatement.
« Tu vois, on t’appelle, » me dit Venie. « Rentre vite chez toi. »
Mais ma colère n’était pas entièrement tombée.
— « Pas encore, » dis-je. « J’ai droit à un penalty ! »
— « Pourquoi ça ? Ce n’est pas ma faute si tu es venue te jeter dans mes jambes ! »
Si j’étais fautive, je n’avais pas de raison de me plaindre. Mais si c’était elle, j’avais droit à un penalty, et c’est dans les règles. Sans doute Venie pensait-elle que si elle criait plus fort que moi et assez longtemps, on finirait par la croire.
Mais Mary Carpentier, ma meilleure amie, intervint : « Allons, Venie, on a tous vu ce qui s’est passé. Laisse Mia tirer son penalty pour qu’elle puisse rentrer chez elle. » Après quelques dénégations futiles de la part de Venie, tout le monde tomba d’accord pour dire que j’avais droit à un penalty. Je posai le ballon par terre, face au but adverse.
Peter, le goal, plus jeune que moi, était le fils de Mme Farmer, et nous l’avions relégué dans ce rôle à cause de sa lenteur. Les buts ont 2 m 40 de haut sur 7 m 30 de large, et le ballon est posé à une distance de 11 mètres. Le goal a donc une assez grande surface à protéger, mais, en bondissant, il peut atteindre le ballon, où qu’il arrive. Il n’est donc pas aussi facile que ça de marquer un but. Peter se pencha en avant, posa les mains sur ses genoux, et attendit.
Les deux équipes avaient les yeux fixés sur moi. Je reculai de six pas, pris mon élan, feintai un bon shoot du pied droit et envoyai la balle au ras du sol avec le pied gauche : elle arriva dans les buts avant qu’il ait pu l’intercepter. Je la regardai rebondir dans les filets, puis je partis.
Je pris mon raccourci habituel pour rejoindre le couloir extérieur. Là, j’ouvris une grille menant aux conduites d’air, me glissai à l’intérieur, puis refermai la grille. C’était toujours le plus difficile ; il fallait que j’arrive à passer un doigt par le grillage pour faire jouer le loquet. Mes doigts n’étaient pas vraiment assez longs, et je me demandais toujours si j’allais y arriver ; c’était exaspérant. Une fois la grille remise en place, j’avançai dans le noir, attentive à compter les orifices de ventilation, tandis qu’une brise légère caressait ma joue.
Transformer le Vaisseau, moyen de transport de masse, en une ville posait d’aussi gros problèmes que de changer ma mère en artiste, son ambition de toujours. Les deux projets avaient ceci en commun qu’aucun n’avait entièrement réussi… à mon avis, du moins. Il y avait encore pas mal d’améliorations à faire dans les deux cas.
Pour prendre un exemple, la séparation entre notre quartier et les quartiers adjacents était purement administrative : pas de murs, rien. Le quartier lui-même – ainsi que tous les autres d’ailleurs – était un véritable dédale de murs aveugles, d’allées sans issue, de couloirs sans fin et d’escaliers menant on ne savait trop où. C’était bien entendu intentionnel : cela empêchait les gens de s’ennuyer ou de sombrer dans la paresse ; cela est très important dans un Vaisseau comme le nôtre.
Bref, il y a très peu de lignes droites et, si l’on veut éviter de longs détours, il faut bien connaître son chemin. Dans un quartier inconnu, il est facile de se perdre, et l’on diffuse souvent des appels de recherche pour retrouver un gosse égaré.