Ralph fit un léger détour pour frôler l’avancée de la vedette, sans doute pour faire le fanfaron et avoir quelque chose à raconter à ses copains, puis continua à foncer.
Nous la contournâmes ainsi complètement. De l’autre côté, il n’y avait que peu de gens, sans doute parce qu’on ne pouvait pas nous voir de ce côté-là. Nous fonçâmes à travers leurs rangs clairsemés, et je pus remarquer qu’eux aussi avaient tous une forte carrure. Ils n’étaient pas encore revenus de leur surprise que nous nous engagions dans la première rue venue. Je me sentais extrêmement téméraire, comme si je larguais tout pour m’engager dans une audacieuse aventure.
Nous tournâmes plusieurs fois dans des rues transversales ; même si Georges m’avait suivie, il avait presque certainement perdu ma trace. Je n’avais aucune idée de l’endroit où nous étions. Pour moi, toutes les rues se ressemblaient : des rues pavées de pierres arrondies, à peu près de la largeur des passages principaux du Vaisseau, avec, des deux côtés, des bâtiments de bois et de pierre ou, parfois, de brique.
« Arrêtez ! » dis-je. « Je ne peux plus vous suivre ! »
Mes jambes me faisaient mal et j’étais essoufflée. C’était beaucoup plus fatigant de courir ici que dans le Vaisseau, et j’étais sûre que, si je tombais, cela ferait bien plus mal. Comme toutes les planètes colonisées, Grainau était ce qu’ils appelaient une planète “à quatre-vingt-dix pour cent terrestre”, mais ces dix pour cent de différence autorisaient nombre de caractéristiques bizarres ou désagréables, comme une gravité légèrement plus forte. “Légèrement”, peut-être, mais suffisante pour vous épuiser en un rien de temps.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » me demanda Ralph.
— « Je suis fatiguée. Allons plus lentement. »
Ils échangèrent un bref regard, puis Ralph dit : « Bien, bien, comme tu voudras. »
L’air était si chaud et si humide que j’avais du mal à retrouver mon souffle. Je me sentais toute moite, un peu comme si j’avais marché dans la soupe ; c’était aussi désagréable que ça.
« L’air est toujours comme ça ? » demandai-je.
— « Comme quoi ? » dit Helga, légèrement sur la défensive.
— « Si épais. » J’aurais pu ajouter : « Et puant ».
Il y avait en effet quantité d’odeurs indéfinissables. On vante toujours le bon air frais des planètes ; je ne sais pas si, sur les autres, il en allait de même, mais ici, en tout cas, ça ne me plaisait guère.
« Oui, il fait un peu humide aujourd’hui, » dit Ralph négligemment. « Mais le vent se lève, ça devrait rafraîchir l’air. »
Je crois que, dès l’abord, Ralph et Helga avaient eu un peu peur de moi. Mais ils durent se rendre rapidement compte combien leurs craintes étaient ridicules. Alors, leur masque de politesse tomba, et ils ne tardèrent pas à devenir méprisants. Il me fallut un certain temps pour m’en rendre compte. Cependant, je voyais bien, depuis un moment, qu’ils trouvaient stupide une grande partie de ce que je disais ; ensuite, ils ne s’en cachèrent d’ailleurs plus, échangeant force regards significatifs.
Je me rendis compte combien j’étais ignorante. Je ne savais rien, même pas l’heure. Je fis une remarque prouvant que je croyais que nous étions le matin, et ils me regardèrent bouche bée. Ici, l’heure du déjeuner était passée. Et pourtant, juste avant de partir, j’avais pris – ou plutôt j’avais essayé d’avaler – mon petit déjeuner.
Je désignai un bâtiment en leur demandant à quoi il servait.
« C’est un magasin, pardi ! Tu n’as jamais vu de magasin ? »
Eh bien, non, je n’en avais jamais vu ; je ne connaissais leur existence que par des livres. Dans le Vaisseau, nous formons une petite société fermée, où le commerce n’existe pas. Quand on veut quelque chose, on fait une demande, et on est livré peu de temps après. On peut vivre simplement ou luxueusement, comme on veut. Cependant, il y a une limite à ce que l’on peut fourrer dans un appartement, bien que certains aillent jusqu’à cette limite. Mais dans une société où chacun peut avoir tout ce qu’il veut, ou presque, il n’y a aucun prestige à posséder beaucoup d’objets et, bien qu’ils soient utiles ou procurent une satisfaction esthétique, la tendance générale est à une vie simple.
Je ne vois vraiment qu’un seul programme d’échanges réguliers dans le Vaisseau : les gosses de moins de quatorze ans reçoivent des tickets hebdomadaires permettant de consommer dans les snack-bars ; cela les empêche de se démolir la santé. Au-dessus de cet âge, ils pensent que vous savez ce que vous faites, et vous êtes libres de consommer ce que vous désirez.
« Je peux jeter un coup d’œil ? » demandai-je.
Ralph Jiaussa les épaules. « Si tu y tiens…»
C’était un magasin de vêtements ; la plupart des vêtements exposés me paraissaient très curieux ; il y en avait même dont je ne pus deviner l’usage.
Au bout d’un moment, l’homme qui s’occupait du magasin s’approcha de Ralph et lui demanda à mi-voix, mais suffisamment fort pour que j’entende : « Pourquoi s’habille-t-il comme ça ? »
— « Elle, pas il, » dit Helga. « C’est une fille. Elle ne connaît rien de mieux. »
Je rougis jusqu’aux oreilles, mais je fis semblant de ne pas avoir entendu et continuai à fouiller dans les vêtements.
« Elle est du Vaisseau, » expliqua Ralph dans un murmure qui devait s’entendre à cent mètres. « Ils ne portent pas de vêtements, là-haut. Elle s’est sans doute imaginée que c’est comme ça qu’on s’habillait ! »
L’homme renifla bruyamment et se détourna ostensiblement de moi. Il était évident que son impolitesse était voulue, mais j’étais stupéfaite, ne pouvant m’imaginer pourquoi il agissait ainsi, et ce fut tout juste s’il se retint de cracher de dégoût. Juger que je n’étais pas habillée “comme il faut”, alors que lui-même vendait de si horribles vêtements, cela me parut excessif.
Quand nous sortîmes, le boutiquier marmonna quelque chose que je ne compris pas, mais où figurait le mot “rapace”. Ralph et Helga ne l’entendirent pas, ou firent comme s’ils n’avaient pas entendu.
Juste après avoir quitté le magasin, nous nous engageâmes dans une autre rue, qui descendait en pente douce. Levant soudain les yeux, je m’arrêtai net.
« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je, interloquée.
— « Quoi ? »
Je montrai du doigt la masse grise et compacte, mouchetée de blanc, qui s’étendait en bas de la rue. « C’est de l’eau ? »
Ils se regardèrent, au moins aussi interloqués que moi, et Ralph condescendit à me dire, sur un ton qui impliquait que n’importe quel idiot savait au moins cela : « C’est l’océan. »
J’avais toujours désiré voir un océan, car, dans le Vaisseau, ils sont encore plus rares que les magasins, et je leur demandai : « On peut aller voir ? »
— « Bien sûr, » dit Ralph. « Pourquoi pas ? »
Nous arrivâmes d’abord sur un large quai de pierre bordé d’entrepôts d’où partaient deux grands bras qui renfermaient les eaux d’un port.
Des passages de planches soutenus par des piliers s’étendaient comme des doigts au-dessus des eaux du port. Il y avait des bateaux de toutes tailles. Tout près, il y avait les géants à deux grands mâts, assez grands pour avoir d’autres bateaux montés à leur bord. Il y avait des bateaux petits ou moyens à tous les quais.