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Même dans le port, l’eau était si agitée qu’elle frappait bruyamment les quais et les piliers en formant une multitude de crêtes blanches. Il y avait des oiseaux blancs, gris, bruns et noirs, ou de toutes ces couleurs mêlées ; ils tournoyaient au-dessus de nos têtes en criant et plongeaient parfois dans l’eau. L’air était imprégné d’une forte odeur – de poisson, je crois. Au-delà du port, l’eau se soulevait en de véritables montagnes et s’étendait à perte de vue, jusqu’à se fondre, tout au loin, avec un ciel aussi gris qu’elle.

J’aurais pu faire des remarques sur ce que je voyais – les bateaux, les odeurs, les hommes qui travaillaient – mais j’étais à peu près sûre que tout ce que je dirais ferait rire Ralph et Helga, et je commençais à me méfier d’eux ; ils n’étaient plus simplement des complices, comme au début. Nous suivîmes les quais, puis nous nous engageâmes sur un des passages en bois. Arrivés au bout, nous fîmes halte.

Une petite embarcation était arrimée juste au-dessous de nous. Elle ne devait guère avoir plus de quatre mètres de long, mais son mât était si grand qu’il dépassait largement le haut du quai. Un deuxième mât horizontal y était rattaché. La coque était simplement peinte en blanc, avec un large liséré noir. Il portait le curieux nom de Guacamole.

« Comment le trouves-tu ? » me demanda-t-il.

— « C’est un très joli vaisseau. »

— « Ce n’est pas un vaisseau. C’est un bateau, un youyou à voile. Il est à nous, à Helga et à moi. Nous allons souvent faire de la voile. Tu as envie de faire un tour dessus ? »

Helga le regarda, visiblement contente.

« Oh ! On peut ? »

— « Si elle veut venir. C’est à elle de décider. Autrement, il faudra rester avec elle, comme papa nous l’a demandé. »

« Allez, » me dit Helga, « viens ! »

Je regardai l’eau, essayant de prendre une décision. Elle était très agitée, et le bateau était petit. Je n’avais pas du tout envie d’y aller.

« Nous resterons à l’intérieur du port, » dit Helga.

« Ce n’est pas dangereux, » ajouta Ralph en me regardant.

Ne voulant pas leur donner l’impression que j’avais peur, je haussai les épaules et m’engageai sur l’échelle en bois qui descendait jusqu’au youyou. Cela faisait beaucoup d’échelles en peu de temps ; un peu trop à mon goût, même. Ralph et Helga me suivirent.

Le bateau dansait sur les vagues qui venaient se briser contre le quai. J’attendis qu’il se soit soulevé le plus possible pour y monter. Je faillis glisser, mais je réussis à maintenir mon équilibre. Je contournai prudemment le mât, me tenant lorsque c’était nécessaire, et je m’assis sur un petit banc qui coupait le bateau dans sa largeur. Helga sauta à ma suite, suivie de près par Ralph.

Un peu d’écume vint mouiller ma joue, et je fermai automatiquement les yeux.

« Nous n’allons pas nous faire mouiller ? » demandai-je.

Ils ne m’entendirent pas, et je dus répéter ma question en parlant plus fort.

« Ce ne sont que des embruns, » dit Helga. « On se fera un petit peu mouiller, mais pas trop. C’est inévitable ! »

« Et puis, ça te lavera, » ajouta Ralph. « Je sais qu’il n’y a pas beaucoup d’eau dans ton Vaisseau. »

Leurs réflexions m’irritaient beaucoup ; ils avaient tout un tas de préjugés sur le Vaisseau et voulaient absolument en faire étalage. Ralph était le plus acharné parce qu’il était très dogmatique. Au début, je croyais qu’ils disaient tout cela par malice, puis je compris qu’ils le croyaient vraiment – comme cette histoire de se promener nus, par exemple ; certes, certains habitants du Vaisseau se mettent nus chez eux, dans leur appartement, mais il serait inadmissible que quelqu’un joue au foot sans aucun vêtement sur lui ! Ce qu’il disait n’était donc pas exact, mais il ne m’aurait pas écoutée, oh non ! Il affirmait tout simplement ces bêtises et s’attendait à ce que tout le monde soit d’accord avec lui.

Au début, il avait dit, à peu près, que ça ne devait pas être drôle de vivre entassés dans des baraquements, et qu’ici je devais trouver tout cet espace fantastique. J’essayai de lui expliquer que ce n’était plus comme ça, sur le Vaisseau ; puis, par honnêteté, je mentionnai quand même les dortoirs ; cela ne fit que tout embrouiller, et Ralph fut plus certain que jamais de ce qu’il avançait.

Helga, qui se contentait de poser des questions, était un petit peu plus supportable.

« Est-il vrai que vous ne mangez pas des aliments dans le Vaisseau ? », me dit-elle.

— « Je ne comprends pas ce que tu veux dire. »

— « Il paraît que vous ne faites pas pousser des aliments comme nous et que vous mangez de la terre, ou je ne sais quoi. »

— « Non, » répondis-je simplement.

« C’est vrai que vous tuez les bébés qui ne sont pas bien conformés ? »

— « Vous le faites, vous ? »

— « Non… Mais tout le monde dit que vous le faites ! »

Ce qui m’exaspérait le plus dans les remarques du genre “ça te lavera”, c’était que, sur le Vaisseau, nous savions combien les anciens colons étaient crasseux. De fait, Ralph ne semblait nullement gêné par les horribles odeurs qui émanaient de tout le port, ce qui prouvait que son odorat était quelque peu déficient ; le comble, c’était qu’il semblait tellement sûr de ce qu’il disait, comme si c’était évident.

Ralph et Helga eurent vite fait de hisser la voile, puis Helga vint s’asseoir à côté de moi. Ralph détacha le bateau, et nous nous éloignâmes du bord. Il avait un petit gouvernail en bois pour nous diriger et tenait le mât horizontal se trouvant en bas de la voile par une corde. Il lâcha un peu la voile, et le vent l’emplit avec un claquement nettement audible.

Nous étions partis de la droite du port, avec le vent derrière nous, et le traversions dans toute sa longueur. Les vagues étaient assez embêtantes, et les embruns aussi ; de plus, ce jour gris était vraiment triste, mais je pouvais quand même m’imaginer que, une fois habituée et par beau temps, ce pouvait être très agréable.

Je n’étais sans doute pas très charitable, mais je ne pus m’empêcher de penser que nous contrôlions nettement mieux le temps, au Troisième Niveau. Quand nous voulions de la pluie, tout le monde était prévenu à l’avance. On appuyait sur un bouton, et il pleuvait jusqu’à ce qu’on en ait assez, puis ça s’arrêtait. En tout cas, nous n’avions jamais d’air moite et chaud comme ici.

Pendant que nous filions dans le port, Helga engagea la conversation, sans doute pour être aimable.

« Tu as des frères et des sœurs ? »

— « Non, je ne pense pas. On ne m’en a jamais parlé en tout cas. »

Elle eut une exclamation de surprise.

« Tu le saurais, quand même ! Mais peut-être as-tu des demi-frères et des demi-sœurs ? »

— « Je ne peux pas te répondre avec certitude ; on ne m’en a jamais rien dit. Mes parents sont mariés depuis si longtemps que, si j’avais un frère, il serait adulte, ou bien mort depuis longtemps ! »

Cela semblera peut-être curieux, mais je n’avais jamais réfléchi à cette question de frères et de sœurs ; ça ne manque sans doute pas d’intérêt, mais je n’arrive pas à le prendre vraiment au sérieux, même maintenant.

Helga me regarda avec une certaine stupéfaction.

« Mariés ? Je croyais que vous ne vous mariez pas comme les autres gens ? Je pensais que vous viviez simplement avec qui vous vouliez ! »