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— « Mes parents ont été mariés pendant plus de cinquante ans. En années terrestres, bien sûr. »

— « Cinquante ans ? Ça, ce n’est sûrement pas vrai ! Je viens de voir ton père, et il est plutôt plus jeune que papa ! »

— « Et quel âge a ton papa ? » lui demandai-je.

— « Attends un moment…» (Elle compta sur ses doigts.) « Dans les cinquante ans. »

— « Et le mien quatre-vingt-un, » dis-je. « En années terrestres. »

Elle me regarda avec une expression d’incrédulité totale. « Tu mens ! »

— « Et ma mère en a soixante-quinze. Ou soixante-quatorze, je ne me souviens plus bien. »

Helga me jeta un regard dégoûté, et me tourna le dos.

C’était pourtant la vérité, et, si elle ne voulait pas le croire, tant pis pour elle ! Je ne dirais pas qu’il est de règle que les gens restent mariés pendant cinquante ans. J’ai eu l’impression que, en général, les gens commencent à se lasser au bout de vingt ou de trente ans, puis se séparent ; il y en a d’autres, aussi, qui ne tiennent pas à des liens aussi durables que le mariage et qui se contentent de vivre ensemble comme ça. Et il y en a aussi qui ne se sont jamais vus, mais qui ont des enfants ensemble, parce que l’eugéniste du Vaisseau l’a recommandé. Helga avait dû entendre une version déformée de ces faits.

Mes parents formaient un drôle de couple. Ils étaient mariés depuis cinquante ans, mais il y avait huit ans qu’ils vivaient séparés. J’avais quatre ans quand ma mère saisit une occasion qu’elle attendait depuis longtemps : elle quitta la maison pour aller faire des études d’art sous la direction de Lemuel Carpentier. Je suppose que, lorsqu’on est marié depuis cinquante ans et qu’on a apparemment l’intention de continuer encore autant par la suite, une petite interruption de huit ans ne compte guère.

À vrai dire, je ne voyais pas très bien pourquoi mes parents vivaient ensemble. J’aime et je respecte mon père, mais je n’aime pas du tout ma mère. Je voudrais pouvoir dire que c’est uniquement parce que nous ne nous comprenons pas, ce qui est d’ailleurs partiellement vrai. Je trouve son “art” effroyablement mauvais. Une des rares fois où je suis allée lui rendre visite chez elle, j’ai regardé une de ses sculptures et je lui ai demandé de m’en parler.

« Ça s’appelle l’Oiseau, » me dit-elle.

Ça, je le voyais bien. Maman avait travaillé d’après une photo, et c’était très ressemblant. Mais c’était tellement figé et conventionnel que cela manquait totalement de vie. Lorsque je le lui dis, elle n’apprécia pas du tout ma remarque, et nous nous disputâmes ; puis elle finit par me mettre dehors.

Il y avait donc une part d’incompréhension, mais ce n’était pas tout. Elle m’avait clairement fait comprendre qu’elle m’avait eue par devoir, et non parce qu’elle le désirait particulièrement. J’avais la ferme conviction qu’elle n’attendait que mon départ pour l’Épreuve pour revenir habiter avec papa. Non, je ne l’aimais vraiment pas.

Quand nous fûmes arrivés à l’autre extrémité du port, nous ne revînmes pas en ligne droite comme je l’avais pensé ; Ralph nous fit aller de biais vers l’entrée du port. Le vent et les vagues nous frappaient de côté, et le youyou bougeait beaucoup plus. Nous étions soulevés en l’air, puis nous redescendions soudain dans les creux ; au bout de quelques minutes, je commençai à me sentir mal. Cette fois, c’était vraiment de la nausée, et, en plus, j’avais le tournis.

« On ne pourrait pas revenir tout droit ? » demandai-je à Helga. « Je commence à me sentir mal. »

— « C’est le chemin le plus direct ; on ne peut pas avancer face au vent. Il faut louvoyer, de façon à avoir le vent de côté. »

— « Mais ça va si lentement, » dis-je. Ce qui me soulevait l’estomac, c’était surtout la lenteur avec laquelle nous abordions les vagues.

Tirant sur la corde qu’il ne lâchait jamais, Ralph fit pivoter la voile de l’autre côté du bateau et donna en même temps un coup de gouvernail. Le bateau vira de bord et, lentement, revint vers le quai en une autre ligne oblique. J’étais vraiment en piteux état.

« Allons, » me dit Helga gaiement, « ne vomis pas, nous arrivons bientôt. » Puis, élevant la voix : « Dis donc, Ralph, tu l’as eu longtemps. C’est à mon tour ! »

— « D’accord, » dit Ralph, visiblement à contrecœur.

Se baissant pour éviter la voile, Helga alla vers l’arrière et prit le gouvernail et la corde des mains de Ralph.

« Elle est malade, » dit-elle en me désignant de la tête.

— « Ah ! » fit Ralph en venant s’asseoir à côté de moi. Puis, après m’avoir dévisagée un moment : « Il faut un bout de temps pour avoir le pied marin, mais on finit par s’habituer ».

Jusqu’à la fin de cette bordée (je crois que c’est comme ça qu’on dit) et pendant la moitié de la suivante, il ne dit plus rien, se contentant d’observer Helga avec une certaine nostalgie. Je commençais à soupçonner que faire de la voile (à condition bien entendu de ne pas avoir la nausée) était bien plus amusant pour celui qui maniait le bateau que pour les passagers. Helga et Ralph, en tous cas, semblaient beaucoup plus heureux quand ils tenaient le gouvernail. Mais peut-être était-ce parce qu’ils se croyaient obligés de faire l’effort de me parler lorsqu’ils étaient assis près de moi.

« Hum », fit Ralph. « Comment crois-tu que nos pères s’entendent ? ».

J’avalai ma salive, essayant de calmer mon estomac, qui se soulevait.

« Je n’en sais rien. Je ne sais même pas de quels échanges ils devaient discuter. »

Il me regarda avec surprise.

« Tu ne sais même pas cela ? Nous exploitons des gisements de tungstène uniquement pour vous donner le minerai, et tu ne le sais même pas ! »

— « Mais pourquoi…» Je m’interrompis et m’agrippai au bord du bateau, car nous plongions dans un creux particulièrement profond. « Pourquoi n’exploitez-vous pas ces gisements de je ne sais plus quoi pour votre propre usage ? »

— « Parce que nous ne savons pas réduire le minerai », dit-il non sans amertume. « Et vous ne voulez pas nous dire comment on fait. Quand nous faisons du commerce avec vous, tout ce que vous nous donnez en échange, ce sont de petites bribes de connaissances et d’informations ».

Nous commencions la dernière bordée qui nous séparait de notre but.

— « Et alors ? » dis-je. « Pendant toutes ces années, depuis la destruction de la Terre, nous avons préservé ces connaissances. Si nous vous donnions tout d’un coup, que nous resterait-il à échanger ? ».

— « Papa dit que vous êtes des parasites. Vous vous laissez vivre pendant que nous travaillons dur. Vous êtes des rapaces, et le mot dit bien ce qu’il veut dire ».

— « Nous ne sommes pas des parasites ! » dis-je avec fermeté.

— « S’il y avait une justice, c’est nous qui devrions vivre comme des rois, et pas vous ! »

— « S’il est vrai que nous vivons comme des rois, pourquoi disais-tu tout à l’heure que nous sommes entassés dans des baraquements ? »

Il resta un moment sans savoir quoi répondre, puis dit : « Parce que ça vous plaît de vivre comme des cochons, voilà pourquoi. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi, si vous aimez vivre comme des cochons ? »

— « S’il y a des cochons par ici, c’est vous, bande de bouseux, et pas nous, » répondis-je.

— « Qu’est-ce que tu as dit ? »

— « Bouseux ! »

— « Rapace ! Un petit bain te fera du bien ! »

Posant sa main à plat sur ma poitrine, il poussa très fort. L’eau était plus froide que l’air mais, le premier choc passé, pas désagréable. J’en avais plein la bouche, et elle avait mauvais goût, sale et amer. Je remontai à la surface en crachant et toussant, et vis le bateau s’éloigner, avec Helga tournée vers moi, une expression de surprise sur le visage. Je fis du sur-place, le temps de dégager de mes poumons l’eau que j’avais avalée ; en la recrachant, je m’en étais mis plein les narines, et il me fallut un bon moment avant de pouvoir respirer normalement. Le choc m’avait remis l’estomac en place ; c’était toujours ça de gagné, mais j’aurais préféré une méthode moins brutale.