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J’étais intriguée par ce que m’avait dit Ralph Gennaro, et je répétai ses commentaires à papa, en lui demandant ce qu’il en pensait.

« Ne t’inquiète pour ça, » dit-il.

« En général, il ne faut pas écouter ce que disent les bouseux, cela n’a aucun intérêt, » intervint M. Tubman. « Ils manquent de perspective. Ils vivent dans un univers si étroit, si limité, qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe vraiment. »

— « Je préférerais que vous n’utilisiez pas ce mot, Henry, » dit papa. « Il est aussi stupide que ce terme dont le fils de Gennaro s’est servi. Comment était-ce encore, Mia ? »

— « Rapace ? »

— « Oui, oui, c’est bien ça. Il ne faut pas commencer à se jeter des insultes à la tête. Nous vivons d’une certaine façon, et eux d’une autre. Je ne voudrais certainement pas vivre comme eux, mais ce n’est pas une raison pour leur manquer de respect. Je suis certain qu’il y a des gens de valeur parmi eux. »

— « Cela se ramène toujours à leur manque de perspective, » dit M. Tubman. « Je parie qu’en ce moment même Gennaro se plaint d’avoir été roulé. »

— « C’est bien possible, » dit papa.

— « Mais tu ne l’as pas vraiment roulé, papa, dis ? Il semblait content que tu acceptes de conclure un marché. »

— « Comment sais-tu cela ? »

— « Je vous ai entendus quand vous êtes revenus. »

— « Manque de perspective, » répéta M. Tubman encore une fois. « Il ne sait pas marchander, et il avait peur que votre papa ne se soit offusqué de votre aventure. Il a cédé plus facilement que ce n’aurait été nécessaire. Sur le moment, il était content, mais il est probable qu’il le regrette maintenant. »

Papa acquiesça de la tête en bourrant de nouveau sa pipe. « Je ne vois pas pourquoi je défendrais ses intérêts à sa place. Selon moi, moins nous en ferons pour les colons, plus tôt ils apprendront à se défendre eux-mêmes. C’est sur ce point que M. Mbele et moi sommes en conflit. Il pense qu’il faut faire des exceptions à la règle, traiter les colons mieux que nous nous traitons nous-mêmes. C’est une optique que je ne suis pas près de partager. »

— « Je dois avouer que j’ai appris bien des choses en vous voyant marchander ! » dit M. Tubman.

— « Je l’espère bien. Vous ne deviendrez jamais un bon négociateur si vous sous-estimez vos partenaires. Et toi, Mia, ne commets pas l’erreur de sous-estimer un homme comme M. Mbele. Ses principes sont excellents, même si, parfois, il ne voit pas qu’il existe plusieurs possibilités pour arriver au même but. »

Peu après, M. Tubman alla jouer aux cartes avec les membres de l’équipage, et je décidai de monter au poste de pilotage.

Papa leva la tête et ôta la pipe de sa bouche. « Tu vas te faire raconter une autre histoire ? »

— « Je ne sais pas, » répondis-je avec légèreté. « Peut-être bien. » Et je grimpai les escaliers. Je restai durant tout le trajet de retour en compagnie de Georges.

Je me retrouvai au quartier Géo. Peu à peu, en réfléchissant à ce que j’avais vécu, je découvris certaines de mes erreurs, et je fus capable d’y faire face sans en être blessée.

Il existe un art subtil qui consiste à ne pas aborder les choses de front, mais à réfléchir calmement, en fumant et en bavardant avec d’autres personnes. Je me sentais bien en revenant au Vaisseau, et mon bien-être durait encore lorsque je m’endormis.

J’étais assise dans un confortable fauteuil, mais je n’étais pas à l’aise. J’attendais Jimmy Dentremont, dans le salon du dortoir de Géo, très semblable à celui du dortoir où j’avais vécu des années. Mon malaise ne provenait pas tellement de cette similitude, mais du fait que je me sentais étrangère ici. Pour dire les choses clairement, je ne dominais pas la situation, et cela ne me plaisait pas.

La pièce était agréablement meublée, mais avec un côté impersonnel. L’individualité provient des soins et de l’intérêt personnels d’un individu, précisément, et plus un lieu est public, moins il est personnel. Même à la maison, ma chambre est plus personnelle que le living.

On ne se sent jamais plus isolé que lorsqu’on se trouve dans un lieu impersonnel, entouré d’étrangers qui sont, eux, familiers de ce lieu.

Le dortoir se composait d’un salon – où je me trouvais – d’une cuisine, de salles d’étude et de chambres, situées à l’étage. Lorsque j’étais arrivée, j’avais regardé un peu partout, puis j’avais fini par arrêter une petite fille d’environ huit ans :

« Jimmy Dentremont est-il là ? »

— « Il doit être en haut, je crois. »

Près de la porte, il y avait un tableau avec des boutons, pour les visiteurs comme moi. Je trouvai le nom de Jimmy et sonnai trois coups, deux longs et un court. Comme Jimmy est obligé de passer devant chez moi pour aller à l’étude, il vient généralement me prendre lorsque nous allons chez M. Mbele, mais, aujourd’hui, je voulais lui parler.

Son image apparut sur l’écran, et il dit : « Ah ! Mia ! Bonjour. »

— « Bonjour. »

— « Que fais-tu ici ? »

— « Je veux te parler. Habille-toi vite et descends. »

— « D’accord. Juste le temps de mettre quelque chose. » Son image s’évanouit.

Je pris donc un fauteuil et l’attendis. Il n’y avait guère qu’un an qu’il habitait au dortoir. Sa naissance avait été le résultat d’une suggestion de l’eugéniste, car ses parents se connaissaient à peine, mais sa mère l’avait désiré et élevé elle-même. Lorsqu’il eut onze ans, toutefois, elle décida de se marier, et, sur la suggestion de Jimmy lui-même, il alla dans un dortoir.

« Je ne voulais pas les gêner, » m’avait-il expliqué. « Mais je vais parfois passer la soirée chez eux, et je vois aussi mon père de temps en temps. »

Peut-être la vie en dortoir ne lui était-elle pas pénible parce qu’il pouvait toujours retourner chez sa mère s’il le désirait. Il considérait cela comme une situation temporaire, qui cesserait lorsqu’il reviendrait de l’Épreuve et qu’il aurait un appartement à lui. Je ne parlais d’ailleurs pas trop du dortoir avec lui, non pour ménager ses susceptibilités, mais plutôt les miennes. C’est ce qu’on appelle avoir du tact, et il paraît que c’est une vertu.

Pour passer le temps, je regardai des gosses jouer aux cartes ; personne ne prêtait attention à moi. Quelques minutes plus tard, Jimmy arriva, et je me levai, prête à partir.

En guise de salutation, je lui dis : « Ce que je voudrais savoir avant tout, c’est si tu viens avec moi vendredi. »

— « Où ? »

— « Quelle drôle de question ! »

— « Tu sais bien que je t’accompagnerai n’importe où, Mia, mais dis-moi où tout de même. »

— « Tu as de la chance que je sois plus petite que toi, sinon je te donnerai un bon coup de poing pour t’apprendre à faire le malin. »

— « Bon, alors, dis-moi où tu vas ? »

— « Tu ne sais vraiment pas de quoi je veux parler ? »

— « Non. »

Je sortis la note que j’avais reçue la veille et la dépliai. C’était une convocation pour passer un examen médical mercredi et pour me rendre à la porte 5, Troisième Niveau, pour la première réunion de ma classe de survie. Je la tendis à Jimmy.

Première réunion le vendredi 3 juin 2198, un an et demi avant le jour où l’on nous déposerait sur une planète pour subir l’Épreuve. Il n’est pas obligatoire d’assister aux classes de survie, mais, dans la pratique, tout le monde y va. C’est l’un des rares cas dans la vie où l’on peut prendre une décision sans hésiter. Ils ne nous lâchent pas simplement sur une planète pour nous y laisser mourir. Auparavant, ils nous font subir un entraînement pendant dix-huit mois ; ça leur permet ensuite de juger l’entraînement qu’ils nous ont donné.