— « C’est une citation. De Shakespeare. »
— « Si c’est moi que tu visais, tu te trompes ! J’aime beaucoup la musique. »
Je levai ma flûte à bec. « Eh bien, ça c’est de la musique ! »
— « Tu devrais t’exercer en cachette en attendant de savoir mieux jouer. »
Je me redressai d’un bond et sautai par-dessus Zena, qui était assise sur le tapis.
« Peu importe. Il doit être l’heure de l’Assemblée. » J’allai ouvrir la vidéo.
Zena fit la moue.
« Il faut vraiment regarder ces vieilleries ? »
— « Jimmy et moi l’avons à notre programme. »
— « Tu parles de Jimmy Dentremont ? »
— « Oui. »
— « On vous voit bien souvent ensemble. »
— « Nous avons le même directeur d’études et nous sommes dans la même classe de survie. »
— « Oh ! » Elle commença à remonter les poupées. « Tu le trouves sympathique ? Il m’a toujours paru assez suffisant. »
— « Je ne sais pas. Il est intelligent, en tout cas. »
Je m’assis par terre, le dos contre le lit. Sur l’écran, on voyait les derniers membres de l’Assemblée prendre leurs places.
« Si ce n’est pas intéressant, nous pourrons toujours l’arrêter, » dis-je.
Nous regardâmes l’Assemblée pendant les deux heures suivantes. Apparemment, tous les assistants étaient au courant des principes qui étaient en jeu. L’accusation et la défense n’avaient plus qu’à exposer leurs arguments, les membres à poser des questions et les témoins à faire leur déposition ; ensuite, on pourrait procéder au vote. En tant que président, papa ne participait pas à la discussion.
M. Tubman faisait fonction de ministère public. Un autre membre du Conseil, M. Persson, assurait la défense. Les témoins comprenaient l’eugéniste du Vaisseau, un avocat exposant le point de vue légal, Alicia MacReady assurant sa propre défense, et divers témoins de moralité à décharge.
Les membres du Conseil et les témoins étaient assis à une table, dans le bas de l’amphithéâtre. Tout adulte était de droit membre de l’Assemblée et pouvait prendre la parole. Les débats auraient donc pu durer indéfiniment, mais le rôle de papa était précisément d’éviter cela. Il dirigeait les débats, appelait les témoins, interrompait ceux qui étaient trop bavards et veillait à ce que les deux parties aient droit à un temps de parole égal. En tant que président, il se devait d’être impartial, et, apparemment, il l’était ; dans ce cas, pourtant, je connaissais ses opinions réelles et je savais que M. Tubman était son porte-parole.
En fait, Alicia MacReady n’avait aucun argument valable pour sa défense ; elle ne pouvait guère que faire appel à la clémence de l’Assemblée. Quand ce fut à elle de parler, elle fondit en larmes, et papa dut la rappeler à l’ordre.
M. Persson prit la parole pour la défense :
« Nous sommes tous d’accord, je pense, pour dire que c’était une action stupide. Qu’ajouter à cela ? Alicia MacReady est citoyenne du Vaisseau. Elle a survécu à l’Épreuve. Vivre ici est son droit. Certes, elle a commis une bêtise, mais il suffit de la faire avorter, c’est très simple. Vous l’avez tous vue vous implorer. Il est évident que la leçon lui aura suffi, et qu’elle ne recommencera jamais. Ce fut une erreur commise dans un moment de folie, et elle s’en ressent sincèrement. Ne pourrait-on admettre que cette humiliation publique constitue un châtiment suffisant, et en rester là ? »
M. Tubman prit ensuite la parole, d’une voix plus sèche que de coutume :
« J’aimerais avant tout rectifier certaines affirmations de mon honorable confrère. Si cette “humiliation publique” constitue un châtiment, c’est un châtiment volontairement choisi par l’accusée – n’en tenez donc pas compte. Le cas de Mme MacReady aurait pu être réglé devant le Conseil – c’est elle qui a choisi l’Assemblée. Ensuite, son soi-disant repentir – repentir un peu tardif, qui vient lorsqu’on est découvert – n’en tenez pas compte. Une erreur commise dans un moment de folie ? Certainement pas ; il lui fallut pendant plus d’un mois éviter les traitements anticonceptionnels afin de devenir enceinte. Encore un point dont vous ne devez pas tenir compte dans votre jugement. En plus de ces rectifications, je me dois de vous rappeler qu’il s’agit d’une question de principes fondamentaux. Nous sommes sur une île minuscule flottant précairement dans des mers hostiles. Nous avons créé des règles de vie qui, tant qu’elles seront scrupuleusement observées, nous permettront de survivre. Si elles ne le sont pas, nous périrons. Alicia MacReady a fait un choix. Elle a choisi d’avoir un enfant malgré l’interdiction de notre eugéniste. C’était en fait un choix entre le Vaisseau et le bébé. Une fois ce choix fait, il entraînait des conséquences inévitables dont Alicia MacReady était consciente. Serait-ce juste, vis-à-vis d’elle et de nous-mêmes, de ne pas faire face à ces conséquences et de ne pas l’aider à y faire face ? Nous ne sommes pas des barbares. Nous n’avons pas l’intention de la tuer, pas plus que l’enfant qu’elle porte. Nous proposons de lui donner ce qu’elle a choisi : le bébé, mais pas le Vaisseau. Je propose que nous la déposions sur la plus proche planète colonisée, en lui souhaitant bonne chance. »
Sous des dehors souriants, c’était en fait une condamnation à mort. Mais, dans le fond, M. Tubman avait raison : elle l’avait cherché.
Peu après, on vota. 7 923 voix pour son maintien dans le Vaisseau, 18 401 pour son expulsion.
Alicia MacReady s’évanouit – la réaction d’une hystérique. M. Persson et quelques-uns de ses amis firent cercle autour d’elle, tandis que les membres de l’Assemblée quittaient lentement leurs places.
Je me levai pour fermer la vidéo.
« Comment aurais-tu voté ? » demandai-je.
— « Je n’y connais guère dans ces choses, » dit Zena, qui avait suivi les débats avec un visible ennui. « En la déposant sur une planète, ils lui donnent un cheval, ou des armes, ou un hélipak, peut-être ? »
— « Je ne pense pas. »
— « C’est rudement sévère, ne trouves-tu pas ? »
— « Comme l’a dit M. Tubman, nous avons des règles, qui doivent être respectées. Ceux qui les transgressent ne peuvent pas rester ici. On lui a déjà fait une faveur en soumettant son cas à l’Assemblée. »
Zena fit la grimace. « Et que dira ton père en rentrant, quand il verra que tu n’as pas débarrassé la table ? »
— « Ciel ! » m’exclamai-je. « J’avais complètement oublié ! »
Comme je n’aime pas ces petites corvées, j’avais complètement chassé celle-ci de mon esprit.
Pendant que j’empilais les assiettes pour les jeter dans l’incinérateur, Zena me dit : « Pourquoi es-tu tellement à cheval sur les principes ? »
— « Comment ? »
— « Pour toi, les principes sont tellement importants que tu ne tolères pas la moindre erreur. Et maintenant, cette Mme MacReady va mourir. »
Reposant l’assiette que j’avais à la main, je la regardai. « Je n’ai pas voté. Je n’ai absolument pas participé à leur décision. »
— « La question n’est pas là, » me dit Zena. Mais elle se garda bien de m’expliquer où elle était.
Papa rentra une dizaine de minutes plus tard. Je lui demandai si tout s’était passé comme il l’avait pensé, et il me répondit affirmativement.
« J’ai débarrassé la table, » lui dis-je.
— « Je n’ai jamais douté que tu le ferais. »
Lors de notre prochaine rencontre, je demandai à M. Mbele si la décision de l’Assemblée l’avait surpris.