« Surtout, ne passez pas ici quand vous aurez les combinaisons, » leur dis-je. « Si jamais elle vous arrêtait…» Riggy pâlit. Venie dit : « Je ne vois pas pourquoi elle nous a arrêtés. Nous ne faisions pas de bruit, cette fois ! » Elle promit néanmoins de faire un détour la fois suivante.
La vie est parfois bien compliquée. À la vérité, il n’y avait pas que la vieille dame qui me faisait peur. L’idée de sortir du Vaisseau ne me plaisait pas tellement. Le Vaisseau va plus vite que la lumière (l’ancienne barrière d’Einstein) en devenant discontinu (les équations de discontinuité de Kaufmann et Chambers). Je sais que l’idée de se trouver à l’extérieur du Vaisseau et de regarder le néant passionnait Jimmy – mais pas moi. J’ai apparemment l’esprit d’escalier, et un tas de pensées désagréables me vinrent au cours de cette semaine. Comme il était trop tard pour revenir en arrière, je n’en dis rien aux autres, mais je commençais à regretter d’avoir jamais prononcé le mot “aventure”.
Peut-être Riggy a-t-il raison. Si l’on veut agir sur le coup d’une impulsion, il faut le faire immédiatement, pendant que l’idée est encore claire et fraîche, et sans se donner le temps d’y penser.
« Alors, » nous demanda M. Mitchell en nous guidant à travers un dédale d’objets réparés, en voie de réparation ou tout simplement cassés, « qui a gagné cette partie de foot ? »
— « L’équipe de Jimmy, » dis-je. « C’est vraiment gentil à vous de nous aider. »
— « Mais non, c’est tout naturel… Nous y voilà. Ça, c’est le four où l’on cuit les pièces terminées. À la base, une plaque de cuivre, puis une couche d’émail ; le décor est peint en surface. On peut faire un ou deux essais, pour commencer. »
Il semblait sincèrement content de nous aider. En partie, sans doute, parce que c’est agréable de trouver des gosses qui s’intéressent vraiment à quelque chose ; en partie parce que j’étais une gentille petite futée, et aussi parce que, comme Jimmy, il était un bricoleur-né. Moi pas, mais l’idée de faire les écussons me plaisait quand même, et je trouvais le processus intéressant. Eux, ils faisaient partie de ceux qui aiment toucher à tout pour voir ce que ça donnera, et ils s’entendaient comme des larrons en foire.
Nous commençâmes par découper la forme de l’écusson dans le cuivre, puis par styliser le dessin, en prévoyant les couleurs que nous utiliserions. Peu à peu, je me vis reléguée à l’arrière-plan ; Jimmy faisait tout le travail pendant que M. Mitchell, penché par-dessus son épaule, le conseillait. Auparavant, nous avions fait des essais, qui n’avaient pas été très concluants, surtout le mien.
J’ai l’impression d’avoir toujours vu Jimmy Dentremont en train de bricoler. Il est doué pour cela, d’ailleurs. Combiné avec son enthousiasme, sa légère myopie mentale et son désir de dominer, cela lui fait parfois perdre les pédales. Alors, il ne pense plus qu’à lui et relègue tous les autres au second plan. À cause de cela, et bien que notre association fût positive et nécessaire, je me demandais s’il m’était vraiment sympathique.
Aujourd’hui, cela m’importait relativement peu, car nous poursuivions un but autrement important. Quand même, il n’était pas très agréable d’avoir à se hausser sur la pointe des pieds rien que pour voir ce qui se passait. Mais, n’ayant rien d’autre à faire que d’observer, j’en vis plus que Jimmy… ou que M. Mitchell.
Lorsque la seconde série de pièces furent dans le four, je poussai Jimmy du coude, et lui dis : « Je crois qu’il doit être l’heure du déjeuner. »
Jimmy répondit à peine, trop occupé à surveiller son four. En fait, il était un peu tôt pour déjeuner, et il devait le savoir. Mais, surtout, il était tellement occupé qu’il en oubliait la raison de notre présence ici. Je lui donnai un autre coup de coude pour lui rafraîchir la mémoire.
« Nous pourrions aller manger et revenir voir après ce que ça a donné, » proposai-je.
Jimmy eut le bon sens d’acquiescer.
M. Mitchell semblait un peu surpris, et il y avait de quoi. Ils avaient travaillé ensemble, ne pensant à rien d’autre, et soudain Jimmy laissait tout tomber et n’avait rien de plus pressé que de s’en aller. Il se fit néanmoins une raison. « D’accord, d’accord. Comme vous voulez, » nous dit-il.
Lorsque nous nous fûmes un peu éloignés, Jimmy me souffla : « On peut dire que je m’étais trompé, la semaine dernière : aller déjeuner, quelle piètre excuse ! »
— « Ah oui ? Tu n’as apparemment rien trouvé de mieux ! » dis-je, pincée.
J’accélérai encore le pas, et Jimmy dut presque courir pour me rattraper. C’était mon pas coléreux et implacable, mon pas des jours où la coupe est pleine.
« Qu’est-ce qui te prend ? » demanda Jimmy. « Je ne voulais pas te vexer. »
— « Ce n’est pas cela, » dis-je sans ralentir le pas.
— « Quoi, alors ? »
— « Rien. » Puis j’ajoutai : « Ils ont pris les combinaisons il y a plus d’une demi-heure. Venie m’a fait signe en partant. Tu étais tellement occupé que tu n’as rien vu. »
— « J’espère qu’ils ont pris les plus petites qu’ils ont pu trouver, » dit simplement Jimmy.
Soudain, je le pris par le bras pour le forcer à s’arrêter.
« Attends ! Nous ferions mieux de revenir en arrière pour faire le tour. Je ne veux pas tomber de nouveau sur cette vieille sorcière. »
Jimmy prit une expression malicieuse. Cela lui va particulièrement bien, avec ses cheveux roux et ses oreilles proéminentes.
« Tentons le coup, » dit-il. « Allons-y en courant, et, si elle sort, ne nous arrêtons même pas. »
C’était sans doute mon jour pour être impulsive. La salle s’étendait devant nous comme un défi. La porte du bureau de Mme Keithley était ouverte, et suffisamment loin pour que nous puissions prendre de l’élan avant qu’elle ne nous voie. Environ trente mètres à parcourir ; ensuite un tournant à gauche nous cacherait à sa vue.
« D’accord ! »
Me sentant comme la brave petite Susy Dangerfield traversant les rangs des Iroquois, je commençai à sprinter. Jimmy se maintint à ma hauteur. En passant devant le bureau, je jetai un coup d’œil de côté, mais je ne la vis pas.
Jimmy me dépassa d’une bonne enjambée au moment où nous arrivions au tournant.
« Hé ! ralentis ! » haletai-je. « Elle n’est même pas là ! »
Il se retourna vers moi tout en prenant le tournant et, sans avoir eu le temps de ralentir, entra en collision avec quelqu’un. Jimmy rebondit contre le mur, mais ne tomba pas. Je réussis à m’arrêter et regardai à mes pieds Mme Keithley ! C’était bien elle, avec ses cheveux blancs et tout, assise sur le derrière avec une expression de dignité outragée. Elle leva la tête vers moi.
« Bonjour, » dis-je. « Belle journée, n’est-ce pas ? »
L’enjambant, je continuai mon chemin d’un pas lent et digne.
Jimmy mit un moment à retrouver ses esprits, puis, pour une fois, fit ce qui s’imposait.
« Enchanté de vous revoir, » dit-il poliment à la chère vieille dame, puis il me suivit sans se presser.
Lorsque Jimmy m’eut rejointe, nous jetâmes un coup d’œil derrière nous, puis nous nous remîmes à courir, tandis qu’elle nous regardait, muette de stupéfaction.
Arrivés au bout du passage, nous descendîmes quatre à quatre, en haletant, un long escalier, puis nous nous arrêtâmes et éclatâmes d’un rire inextinguible, en partie par soulagement, en partie parce que cela avait été d’une drôlerie irrésistible.