Lorsque je me fus enfin calmée, je regardai Jimmy avec sérieux.
« Toi, tu feras ce que tu voudras, mais je crois que c’est la dernière fois que je passe par là. »
— « Remarque guère originale, » commenta Jimmy.
— « Je ne suis pas très courageuse, tu sais. »
— « Oh ! je ne te blâme pas ! Moi aussi, je serai prudent. »
Helen nous attendait dans le passage, devant la chambre du sas. Après s’être assurée que personne d’autre n’arrivait, elle frappa rapidement plusieurs coups successifs à la porte, qui s’ouvrit instantanément. Nous nous précipitâmes à l’intérieur. Att se tenait derrière la porte, et elle la referma dès que nous fûmes entrés.
C’était une petite pièce aux murs nus de couleur verte. Le sas se trouvait directement en face de la porte par laquelle nous étions entrés. Les combinaisons étaient suspendues à des crochets apparemment destinés à cet usage.
Jimmy regarda tout cela avec satisfaction.
« Bien, » dit-il. « Très bien ! Allons, Mia, mettons les combinaisons. »
Je regardai Venie, Helen, puis Att, et demandai : « Mais où est Riggy ? »
Att baissa la tête.
— « Je n’ai pas pu l’en dissuader… Il avait amené une combinaison de plus. Vous savez qu’il avait très envie d’aller dehors. Eh bien, il l’a fait. »
Jimmy paraissait très malheureux. « Tu n’aurais pas pu l’en empêcher, Venie ? Tu aurais pu veiller à ce qu’il n’en prenne que deux ! »
— « Peut-être, » dit Venie, sur la défensive, mais il n’en serait resté qu’une pour vous deux. Et puis, il a dit qu’il avait autant le droit de sortir que vous. »
— « Vous connaissez son caractère, » ajouta Att. « Je lui ai dit que c’était une mauvaise idée, mais il n’a rien voulu entendre. »
— « Zut alors ! » m’exclamai-je.
— « Il a dit qu’il voulait vous faire une “surprise”, » dit Helen.
— « Apparemment, » constata Jimmy, non sans aigreur. « Bon ! Dépêchons-nous de faire ce qui reste de cette aventure. »
Il essayait visiblement de cacher son dépit. Ou d’en montrer juste ce qu’il fallait pour pouvoir se montrer généreux et bon copain par la suite. Comme je tombai moi-même dans ce piège, je serais mal placée pour le critiquer.
Nous revêtîmes les combinaisons. Elles ressemblaient à peu près autant aux anciennes combinaisons pressurisées que l’on décrit dans les vieux romans que le Vaisseau ressemble à ce stupide voilier dans lequel j’avais eu le mal de mer. (Soit dit en passant, je trouve curieux que plus personne n’écrive de romans dans le Vaisseau – plus depuis très longtemps ; tous ceux que je lis datent d’avant les Guerres de Population. Je ne sais même plus pourquoi je les lisais, d’ailleurs. La plupart n’étaient pas fameux, jugés objectivement. Peut-être par désir d’évasion…) En tout état de cause, nos combinaisons étaient une application du principe de discontinuité sur lequel était également fondé le fonctionnement du Vaisseau. Pour me servir d’une analogie, aussi inexacte que toutes les analogies, bien sûr, vous connaissez cette expression : retourner quelque chose comme un gant, c’est-à-dire mettre l’intérieur à l’extérieur ? Eh bien, le Vaisseau retournait en quelque sorte l’univers comme un gant pour mieux le contrôler. Un effet strictement local, bien entendu, mais qui rend le processus de se déplacer d’un point à un autre incommensurablement plus facile. Pour les combinaisons, le principe de discontinuité fonctionne d’une façon quelque peu différente ; elles constituent un petit univers clos et indépendant. Elles avaient été inventées primitivement à des fins militaires, pour rendre les combattants invulnérables ; elles étaient donc légères, et contenaient des systèmes de renouvellement d’air, de climatisation, etc., et étaient bien entendu à l’épreuve de toutes les armes, des rayons laser aux projectiles en passant par l’épouvantable batterie des gaz de guerre. Militairement, bien sûr, leur utilisation se révéla catastrophique ; tous ceux qui en portèrent jamais sur la bonne vieille Terre sont morts depuis longtemps. Mais, utilisées à des fins pacifiques (construire les Vaisseaux…), elles rendirent, et continuent à rendre, comme notre histoire le prouve, nombre de services.
Ouvrir le sas sur l’extérieur était la simplicité même. On commence par appuyer sur un bouton de priorité, pour ne pas être gêné par quelqu’un arrivant de l’autre côté. Pour sortir, on admet de l’air dans le sas, on y entre, puis on chasse l’air et on sort vers l’extérieur. Pour rentrer, c’est le processus inverse. Comme Riggy avait chassé l’air du sas pour sortir juste avant nous, nous verrouillâmes les commandes (ce qui assurait également la fermeture absolue de la porte extérieure) et nous admîmes de l’air dans le sas.
« Ne soyez pas trop fâchés contre Riggy, » nous dit Att. « Au moins, attendez de vous retrouver tous en sécurité ici. »
Jimmy fit un signe d’assentiment, et nous entrâmes dans le sas, pendant que les autres nous souhaitaient bonne chance. Dans l’état où étaient mes nerfs, ces souhaits ne me parurent nullement superflus. Pour cette même raison, je restai silencieuse, ce qui ne me ressemblait guère. La porte se referma derrière nous, et la gaie petite pièce verte ainsi que nos amis disparurent à nos regards.
Pendant que l’air s’échappait en sifflant, Jimmy me dit : « Quand Riggy nous fera « hou ! » ou je ne sais quelle autre farce stupide qu’il prépare, fais simplement semblant de ne pas le voir ; ignore-le totalement. »
— « D’accord, » dis-je, car l’attitude de Riggy ne me plaisait pas du tout.
Le sas entièrement vidé de son atmosphère, Jimmy ouvrit la porte qui se trouvait à nos pieds. Comme, selon le système d’orientation interne du Vaisseau, le Premier Niveau était “en bas”, il fallait “descendre” encore davantage pour sortir. Jimmy me désigna l’échelle ; elle me rappelait quelque chose, mais je ne savais pas exactement quoi.
« Passe devant, » me dit-il.
Empoignant les premiers échelons, je commençai à descendre. Je me souvins alors de deux autres échelles, celle du Sixième Niveau et celle pour accéder au bateau, sur Grainau. Oui. Damnées échelles ! Arrivée à la moitié du tube, qui n’avait guère que deux à trois mètres de long, je fus soudain prise de vertige et mon estomac se souleva désagréablement. J’étais étonnamment légère aussi, et, paradoxalement, j’étais « debout sur la tête ». La gravité interne du Vaisseau ne jouait plus, et seule existait celle, bien plus faible, du petit astéroïde. De plus, le “bas” était juste à l’opposé de ce qu’il était à l’intérieur du Vaisseau, et je venais de passer de l’un à l’autre. Je me trouvais donc la tête en bas, et mes pieds dépassaient du tube.
Grâce à la faible gravité, je n’eus pas trop de mal à sortir, et je me redressai d’un mouvement qui me donna le vertige plus que jamais. Au-dessus de moi, il y avait un gris argenté éblouissant et qui faisait mal aux yeux, ponctué de points et de traînées d’un noir si profond qu’il paraissait presque pourpre. Cela me fit penser à un négatif photo, mais avec une qualité vibrante toute particulière. C’était si douloureux qu’on avait envie de se détourner, mais pour regarder quoi ? La surface rocheuse du Vaisseau avait également cette tonalité argentée inquiétante, en plus mat. Les rochers semblaient stériles, complètement morts, comme si personne n’y avait jamais mis les pieds. Un terrain de jeux du “jamais” et du “rien” ; à quelques mètres seulement du monde douillet, vivant et réel auquel j’étais accoutumée, une dimension totalement différente !