Comme pour confirmer cette différence, les jambes de Jimmy apparurent à mes pieds et montèrent vers moi, tandis qu’il descendait dans le tube. Je l’aidai à sortir. Il s’assit à mes côtés, comme pour recouvrer ses sens et, tout comme moi, il regarda autour de lui.
Près de nous, sans doute pour marquer la localisation du sas, se trouvait un pylône de trois mètres de haut, sur lequel il y avait un numéro d’identification, un petit panneau de commandes et un écriteau portant une inscription absurde – sans doute une plaisanterie faite par un homme mort depuis longtemps – qui proclamait en majuscules maladroitement tracées à la main : NE MARCHEZ PAS SUR LE GAZON ! Je ne sais pourquoi, mais cela me fit frissonner.
Nous regardions silencieusement autour de nous lorsque Jimmy me demanda : « Qu’est-ce que ça peut être ? » en me montrant une ligne de tubes géants émergeant du chaos rocailleux, au loin, semblables à des canons pointés sur l’univers. En fait, vu la proximité de l’horizon, ils ne devaient pas être tellement éloignés.
— « Sans doute les tubes d’éjection des vedettes, » dis-je. « Je ne croyais pas que nous étions aussi près. »
— « Ce doit être ça, » me répondit Jimmy.
La distorsion qui affectait tout ce qui nous entourait agissait également sur Jimmy.
« Tu n’as pas bien bonne mine, » dis-je, « pour autant que je puisse en juger à travers ton casque. »
— « Je ne me sens pas bien, d’ailleurs. J’ai la nausée. Toi non plus, ta mine n’est pas fameuse. »
— « C’est à cause de la lumière, voilà tout. »
Mais ce n’était pas vrai. Le vertige me donnait envie de vomir, et je priai pour que ça n’arrive pas dans la combinaison ! J’essayai de penser à autre chose.
« Où est Riggy ? » dis-je. « Il aurait dû se montrer. »
— « Il a peut-être emprunté une autre sortie, un sas comme le nôtre, pour essayer de nous surprendre ».
— « Ou alors, il se cache. C’est peut-être ça, sa surprise. »
Dans tout ce désordre rocailleux, ce n’aurait pas été difficile, et nous ne l’aurions jamais trouvé.
Nous ne tardâmes pas à connaître la réponse.
« Attends ! » s’exclama Jimmy. « Qu’est-ce que c’était ? »
— « Quoi ? »
Puis le bruit se répéta ; cette fois, je l’entendis, une sorte de rot horrible. J’avais pourtant réglé à “bas” la réception ainsi que l’émission, mais, même ainsi, c’en fut presque trop pour moi. Je dus faire un effort surhumain pour ne pas vomir à mon tour, et ma tête se mit à tourner de plus belle.
« Où es-tu, Riggy ? » appela Jimmy.
— « Je ne le vois nulle part, » dis-je.
Riggy ne répondit pas, mais fit de nouveau cet horrible bruit. On peut dire que je le trouvais de moins en moins sympathique. Jimmy s’accroupit pour prendre son élan et sauta. À cause de la faible gravité, il monta à une hauteur phénoménale, quinze mètres peut-être, ou plus ; il redescendit lentement et se posa eh douceur.
« Je ne l’ai pas vu, Mia. Rien du tout. Écoute, fais une cinquantaine de pas vers ces tubes ; et j’en ferai autant dans la direction opposée, puis nous décrirons chacun un demi-cercle dans le sens des aiguilles d’une montre. D’accord ? »
Sans répondre, j’avançai en trébuchant vers les énormes tubes, franchissant parfois un roc d’un bond, et fortement incommodée par les borborygmes que Riggy continuait d’émettre. J’aurais bien voulu couper le son, mais cela m’aurait empêchée d’entendre Jimmy. Arrivée à peu près à la distance convenue, je commençai à décrire mon demi-cercle.
« Tu es prête, Mia ? » me demanda Jimmy.
— « J’ai déjà commencé. »
« Riggy ! » reprit la voix de Jimmy. « Si tu ne veux pas être abandonné ici, tu ferais mieux de te lever et de te montrer ! »
Si seulement j’avais pu fermer les yeux et m’asseoir, pour soulager ma pauvre tête ! En plus de mes yeux douloureux et de mon estomac, mes oreilles s’y mettaient maintenant, commençant à bourdonner. Cela me faisait penser à mon équipée en voilier, mais en bien pire. Je continuai à marcher automatiquement, mais mes pieds n’allaient pas exactement où je voulais et mon demi-cercle était plutôt approximatif. J’essayai de me repérer, de chercher Riggy et d’avancer, le tout à la fois, mais sans rien faire vraiment correctement. Je suis intimement convaincue que l’arme ultime serait un petit objet qu’il suffirait de pointer sur l’adversaire pour lui faire perdre complètement le sens de l’équilibre – il ne pourrait que s’effondrer par terre pour vomir à son aise, et ça lui ôterait sans doute pour toujours toute velléité d’héroïsme.
Malgré la faible gravité, j’avais quelque mal à me mouvoir. En sautant d’un rocher à l’autre, il m’arrivait de glisser ; soudain, je m’emmêlai les jambes et atterris la tête la première dans un creux que j’avais pris pour une bosse. Sous une gravité normale, et sans la protection de la combinaison, je me serais sans doute assez gravement blessée. On pouvait certainement faire des bonds fantastiques, mais je doute que c’eût été agréable ; il aurait fallu s’entraîner un peu au préalable, et surtout ne pas avoir ce fichu vertige. Je restai immobile, roulée en boule contre un rocher qui ressemblait de façon frappante à une sculpture particulièrement hideuse qu’avait faite ma mère – un buste du maître Lemuel Carpentier en personne. Seul le nez avait des proportions à peu près correctes, bien que celui du maître fût particulièrement laid. Il n’avait pas été content de son élève, ce jour-là. Comme l’immobilité ne soulageait nullement mon mal de tête, je me relevai.
Ce fut alors que j’aperçus Riggy, agenouillé derrière une formation rocheuse conique qui nous l’avait caché jusqu’ici. Il vomissait, ou du moins essayait.
« Je l’ai trouvé ! » annonçai-je à Jimmy, puis je coupai la réception. Un instant de plus, et je n’y aurais pas résisté.
Je le regardai à peine ; je ne voulais surtout pas le voir. Je l’aidai à se mettre debout, et je m’aperçus que, en faisant bien attention où je mettais les pieds, je pouvais le porter sans trop de mal. Je ne pensais qu’à une chose : atteindre le sas. Jimmy vint d’ailleurs bientôt m’aider.
Nous le déposâmes près du sas et Jimmy actionna les commandes fixées sur le pylône.
« Entre d’abord, » dis-je à Jimmy, « et je te le passerai. »
Il entra tête la première dans le trou, et disparut rapidement. J’attendis une minute, puis poussai Riggy à l’intérieur en le tenant par les chevilles. Un moment, j’eus exactement la sensation que l’on a lorsqu’on essaie de rapprocher les mêmes pôles de deux aimants – Riggy, inerte, flottait dans une sorte de no man’s land ; puis, Jimmy l’attrapa et il disparut. Je le suivis.
Lorsque nous fûmes tous trois dans le sas, Jimmy le laissa s’emplir d’air ; dès que les pressions se furent égalisées, la porte intérieure s’ouvrit. J’avais déjà ôté le casque de ma combinaison. Juste à temps d’ailleurs, car je n’avais pas fait deux pas que je vomissais tout le contenu de mon estomac. C’était, dans un sens, un soulagement considérable.
Jimmy et moi étions restés dehors vingt minutes ; Riggy, quarante. Nous retrouvâmes notre équilibre en quelques minutes, mais, pour Riggy cela ne passait pas. Il ne pouvait que rester assis en se tenant la tête ; il avait vraiment un air misérable.