Pour mon anniversaire, maman se déplaça spécialement pour venir nous voir – enfin… disons qu’elle passa la journée avec papa. Elle me fit cadeau d’une de ses sculptures, et je la remerciai poliment – avec beaucoup de gentillesse, même – mais, pour une raison que je ne pus déterminer, cela ne lui plut pas, et elle quitta la pièce.
Papa, qui n’était pas toujours aussi occupé ou préoccupé qu’on pourrait le croire, m’étonna. Il avait demandé à la bibliothèque d’effectuer des recherches, et on lui avait envoyé, pas moins, des copies de cinq enregistrements de flûte à bec. Je n’aurais jamais pensé, mais jamais, qu’il en existât ! Mais je ne me sentis pas frustrée, comme je l’avais été en apprenant que je n’étais pas la seule à connaître les livres d’Andrew Johnson, que je considérais comme ma propriété personnelle. Je remerciai papa et l’embrassai sur la joue. Étant plus petite, je n’avais jamais été aussi démonstrative, mais, comme bien d’autres choses, cela semblait plus facile depuis que nous étions à Géo.
Cependant, la plus grande surprise vint de Jimmy. Il m’invita à aller au théâtre avec lui. Il le fit avec une certaine timidité, ce qui m’étonna de sa part. J’avais toujours pensé qu’il me considérait, au mieux, comme un frère d’armes, certainement pas comme une fille.
La pièce se jouait dans l’amphi qui servait aux réunions de l’Assemblée, et nous allâmes la voir vraiment sur place, au lieu de la suivre à la vidéo. C’était l’École de la Médisance, de Sheridan. J’avais les mains toutes moites, ce qui ne m’arrive jamais, et je l’attribuai au fait que j’étais passionnée ; cette pièce me plut énormément.
Mon excitation dura d’ailleurs toute la soirée. En me raccompagnant, il prit ma main et en toucha la paume avec un doigt. « Ta main est moite, » me dit-il.
Je levai la tête vers lui et fis un signe d’assentiment.
« La mienne aussi, » dit-il, et il me la montra. Elle l’était, effectivement.
Alors, Jimmy m’embrassa. En dépit de tout ce que l’on dit, cela me surprit quelque peu. Je n’aurais pas cru qu’il en aurait envie, bien que je l’eusse espéré. Cela me prouvait que j’étais capable d’éveiller une passion secrète. C’était la première fois que l’on m’embrassait de cette façon ; cela me fit battre le cœur, et mes mains devinrent encore plus moites. J’ai oublié bien des choses, mais je me souviendrai toujours de cet anniversaire.
Jimmy et moi avions dû y mettre quelque chose de nous-mêmes car, par la suite, ce fut comme si un accord tacite existait entre nous. Au lieu de nous chamailler tout le temps, nous ne nous battions que quand nous étions vraiment en colère. On ne se dispute pas en public avec quelqu’un que l’on embrasse en privé – pas moi, en tout cas. Je n’en parlai à personne, bien entendu. Je ne voulais pas qu’ils sachent que je changeais.
J’avais treize ans, maintenant, et l’Épreuve était dans moins d’un an ; mais, dans mon esprit, elle n’était plus aussi formidable que jadis, plus aussi mortelle – je savais pourtant que tous n’en revenaient pas, loin de là. La classe de survie m’emplissait d’une confiance folle, ne serait-ce que parce que nous affrontions des dangers connus, mesurables. Et l’inconnu, l’innommable, l’imprévisible font toujours davantage peur que le connu. De plus en plus l’Épreuve ressemblait à un séjour de trente jours chez les bouseux, et plus vite on commencerait, plus vite ce serait terminé. Parfois, pourtant, j’étais moins certaine que l’Épreuve ne serait qu’une partie de plaisir et, quand nous avions passé l’après-midi à voir sur l’écran divers spécimens zoologiques abondamment pourvus de crocs se précipiter sur des créatures trois fois plus grandes qu’eux et les déchiqueter à belles dents, le soir, avant de m’endormir, je frissonnais en me les remémorant. En classe de survie, nous apprenions d’ailleurs quantité de choses étranges qui, pour une bonne part, semblaient n’avoir aucun rapport avec l’Épreuve : la danse, la broderie, le parachutage… L’important était de se persuader que c’était dans notre intérêt ; alors, on était capable de faire un tas de choses bizarres et difficiles – et parfois même de les faire bien – il semblait alors aisé de faire face à l’inconnu. Lorsqu’on vous demande de construire une hutte de rondins, on n’objecte pas qu’on ne pense pas en avoir besoin pendant l’Épreuve : on le fait, voilà tout, et on s’aperçoit qu’on en est parfaitement capable, et que cela vous a appris deux ou trois choses qui pourront vous être utiles.
En décembre, quarante-deux gosses qui avaient exactement un an de plus que nous furent éparpillés sur l’hémisphère occidental de la Nouvelle-Dalmatie. On les déposa un à un, avec leur équipement et leurs chevaux, sans même leur dire sur quelle planète ils se trouvaient, en leur souhaitant bonne chance ; et puis, au revoir ! Une semaine plus tard, trente et un d’entre nous allâmes faire une excursion sur le terrain, également en Nouvelle-Dalmatie, avec M. Maréchal et un assistant nommé Pizarro. La différence était, bien entendu, que nous savions où nous étions, ce que nous y trouverions, combien de temps nous y resterions, et autres petits détails de ce genre.
Nous avions quatre lourds chevaux de trait, de bonnes chaussures, des vêtements solides et des sacs à dos. C’était ma deuxième paire de chaussures – les précédentes, qui dataient de mes débuts de classe de survie, étaient devenues trop petites ; mes vêtements commençaient eux aussi à être un peu justes. En montant à bord, je surpris M. Pizarro et M. Maréchal à nous compter en cachette ; en principe, la classe de survie n’étant pas obligatoire, il n’y avait aucun contrôle, mais, là, ils tenaient à savoir combien nous étions, car, si cinq ou six d’entre nous ne revenaient pas, il y aurait quand même des gens qui s’en inquiéteraient.
M. Pizarro était notre pilote. Lorsque tout le monde fut à bord – y compris Robert Briney, qui s’était sorti du lit pour venir malgré une ou deux côtes fêlées (fruit d’une chute de cheval) – on leva la rampe et nous partîmes. Beaucoup de gosses bavardaient ou racontaient des blagues pour dissiper leur anxiété. M. Maréchal fut assez tolérant pour ne pas leur imposer le silence.
Je choisis un siège à l’écart, tout contre la cloison, car, lorsque je suis avec quelques amis seulement, je participe, mais dans un groupe aussi important que l’était celui-ci, je me sentais mal à l’aise et j’essayais de m’isoler. De plus, j’avais du travail à faire.
Jimmy et Att vinrent me rejoindre.
« Qu’écris-tu ? » me demanda ce dernier.
— « Des notes sur l’éthique. J’organise mes idées pour un essai que Jimmy et moi devons rendre à M. Mbele. »
— « Comment le présentes-tu ? » me demanda Jimmy.
Je lui caressai doucement le dos de la main.
— « Je ne te demande pas comment tu fais le tien. Tu le verras quand j’aurai fini, » lui répondis-je.
Le grand Att approcha un siège libre et s’assit.
« En quoi ça consiste exactement ? » demanda-t-il.
Jimmy m’ébouriffa légèrement les cheveux.
— « Rien de particulier. On doit traiter de l’éthique, en général. »
Je dégageai ma tête et regardai Att.
« Tu as l’air nerveux. »
— « Un peu, oui. Je ne suis jamais allé sur une planète. Je ne sais pas comment tu fais pour être si calme ; tu écris comme si tu étais chez toi ! »
— « Elle griffonne, » corrigea Jimmy.
— « Ce n’est rien de nouveau pour moi, » dis-je.
— « Son papa l’emmène quelquefois, » expliqua Jimmy.
Jimmy finit par sortir un petit échiquier de poche et engagea une partie avec Att. Je me replongeai dans mes notes ; je les avais terminées sur l’utilitarisme avant même notre arrivée.