Presque tous les systèmes éthiques (et il y en a un tas ; même des gens appartenant à la même école diffèrent sur nombre de points) peuvent être considérés comme une description suivie d’une prescription : voilà comment les gens agissent. Est-ce ainsi qu’ils devraient agir ?
Les questions d’évolution historique mises à part, la définition la plus simple de l’utilitarisme est « le plus grand bien pour le plus grand nombre », ce qui se rapproche beaucoup de la doctrine de son proche parent, la philosophie économique nommée communisme – qui, dans un sens, est ce que nous vivons dans le Vaisseau. L’expression la plus commune du bien commun est « la présence de plaisir et l’absence de douleur ».
En pratique, et quoi qu’en disent les utilitaristes, leur doctrine ne résiste pas à l’épreuve des faits. Il arrive régulièrement que les gens agissent de façon autodestructrice – ils savent ce qui est agréable, mais choisissent volontairement ce qui est douloureux. La seule façon de concilier la théorie et la réalité est de déformer le sens des mots “plaisir” et “douleur”. De plus, la notion même de plaisir est loin d’être fixe : c’est une question d’apprentissage, voire de manipulation.
La prescription faite par l’utilitarisme ne me plaît guère plus que sa description. Considérer le plaisir et la douleur comme des quantités permettant de mesurer le bien me paraît trop mécanique ; dans une telle équation, les hommes deviennent un simple facteur variable qu’il faut ajuster. Pragmatiquement, il paraît fort sensé de dire : sauver cent vies au prix d’une seule ? Bien sûr, allez-y ! L’utilitarien répondrait ainsi dans tous les cas, inévitablement. Mais qui lui donne le droit de dire cela ? Et si l’« un » n’a aucune possibilité de choix, s’il est aveuglément sacrifié pour sauver, disons, la vie de cent bouseux dont il ignore jusqu’à l’existence ? Disons, le choix entre Jimmy ou papa et une centaine de bouseux. Je ne ferais pas un choix utilitarien, et je ne pense pas que la réponse dépende du nombre de kilos de chair humaine en question. Les gens ne sont pas des objets.
Nous nous posâmes entre de grands arbres, dans la claire lumière du matin. L’air était vif et pur. C’était le début de l’été, et tout était en fleurs. La gravité était inférieure à la normale, suffisamment pour qu’on le remarque, mais pas assez pour que cela devienne gênant. Nous étions dans une vallée, près d’un paisible fleuve. De notre côté, le terrain était doucement vallonné, mais sur l’autre rive s’élevait une falaise de vingt mètres de haut, sur laquelle quelques arbustes s’accrochaient entre des protubérances rocheuses.
Je pris mon sac par les courroies, le balançai sur mon épaule et allai rejoindre les autres dehors, dans le clair soleil et le vent frais. Dans mon sac, j’avais des vêtements et une paire de chaussures de rechange, une brosse à dents manuelle, une brosse à cheveux, un sac de couchage et diverses bricoles. Nous possédions également des tentes gonflables, mais on nous avait dit de ne pas les emporter. J’avais une chemise légère à même la peau et une autre, plus épaisse par-dessus ; comme cette dernière commençait à être étroite et n’avait qu’une petite poche, je glissai simplement mon bloc-notes entre les deux chemises. Tant que ma chemise restait boutonnée et ne sortait pas de mon short, il ne risquait rien. La lumière me fit cligner des yeux.
Les arbres s’élevaient sereinement vers le ciel, majestueux et imperturbables ; le fleuve coulait silencieusement. Un peu plus loin, il décrivait une boucle et disparaissait. Le sol spongieux était couvert de taches d’ombre et de lumière où la poussière dansait. Le pépiement aigu d’un oiseau était le seul contrepoint au bruit que nous faisions. La plupart des enfants n’avaient jamais été sur une planète ; c’était pour eux une introduction douce et plaisante. Tantôt, le vent jouait avec mes manches et mes cheveux, tantôt il retombait. Quand nous fûmes tous dehors, on fit sortir les chevaux, harnachés et encordés.
M. Maréchal nous demanda de nous rassembler.
« Nous formerons deux groupes : l’un sous la direction de M. Pizarro, l’autre sous la mienne. Aujourd’hui, nous allons construire des cabanes – et nous continuerons demain si ce n’est pas terminé. M. Pizarro pense que son groupe ira plus vite que nous. C’est ce que nous verrons. » C’était un peu gros, mais, comme au fond cela me plaisait, je m’abstins de ricaner. Jimmy, Riggy, Robert Briney ainsi que Farmer, Herskovitz et Sonia étaient dans mon groupe, le premier, qui comprenait en tout huit garçons et sept filles. Venie, Helen et Att étaient dans l’autre groupe, avec M. Maréchal. Jimmy me tira par la manche, et nous suivîmes M. Pizarro. Il s’installa sur une pierre et nous fit signe de nous asseoir par terre. M. Pizarro était un homme jeune, au visage mince orné d’une moustache rousse taillée en brosse. Il commença sans autre préambule : « Nous allons construire une cabane de rondins, de quatre mètres cinquante sur six. Il nous faudra environ soixante rondins. Je tiens à ce que vous appreniez tous à abattre un arbre, mais les garçons feront la plus grande partie de ce travail. Voilà quelle forme aura la cabane. » Il traça un dessin dans la poussière avec un bout de bois. « C’est ce que nous pourrons faire de mieux en si peu de temps. Il faudra un plancher, une porte et des fenêtres. Évidemment, ce ne sera pas fameux ; quelqu’un peut-il me dire pourquoi ? »
Un garçon leva la main et M. Pizarro lui fit signe de parler.
« Eh bien, comme nous allons juste couper les arbres, le bois sera vert, et il se déformera en séchant, ce qui formera des interstices dans les parois. »
— « Exactement, » dit M. Pizarro. « Nous ferons donc de notre mieux avec ce que nous avons. »
Après nous avoir donné encore quelques conseils, M. Pizarro nous fit descendre jusqu’à un espace plat et dégagé, près du fleuve. Les contours de la cabane avaient déjà été tracés sur le sol, et on avait creusé deux fosses pour scier les troncs. Le groupe de M. Maréchal était déjà là.
« M. Maréchal et moi sommes venus samedi dernier pour préparer le travail, uniquement pour que cela aille plus vite. Nous avons également marqué les arbres destinés à être abattus ; essayez de comprendre pourquoi nous avons choisi ceux-là. »
Puis il répartit les tâches : abattre les arbres, transporter les fûts, avec l’aide des chevaux, ôter l’écorce… Jack Fernandez-Fragoso et moi fûmes chargés de l’apprêt des soles ainsi que de la préparation du repas. M. Pizarro nous esquissa un rapide croquis, puis alla s’occuper des autres. M. Maréchal avait également laissé un garçon et une fille à l’autre cabane ; après avoir regardé comment ils s’y prenaient, nous nous mîmes au travail.
Les rondins couchés à plat – ce qu’on appelle les soles – sont les plus importants, parce que toute la cabane repose sur eux. Ils doivent être solidement fixés ; la meilleure technique consiste à les enterrer à moitié.
Armés de pelles, Jack et moi creusâmes deux tranchées peu profondes, guidés par des ficelles tendues pour qu’elles soient bien droites. Nous prenions également garde à ce que la profondeur ne varie pas. Physiquement, ce n’était pas terrible – nous en avions pris l’habitude, et les ampoules ne se formaient plus aussi facilement qu’il y avait quelques mois. Mais il fallait beaucoup d’attention pour respecter les dimensions. Lorsque nous eûmes terminé, nous nous mîmes à aplanir le sol de la future cabane. De tous côtés nous parvenaient le bruit des cognées et, de temps à autre, celui de la chute d’un arbre.
Les premiers rondins arrivèrent ; ils avaient été traînés par nos deux chevaux le long du fleuve ; lorsque leur écorce eut été ôtée, nous étions prêts également. Jack et moi regardâmes comment on taillait des encoches à leurs extrémités. Ces tenons devaient s’adapter à ceux découpés dans les rondins destinés à la paroi la moins longue (la “largeur”) de la cabane. Ensuite, on poserait les rondins en rangées, et alternées : côté long, côté court, et ainsi de suite, les tenons maintenant le tout en place.