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Pendant tout le trajet, je n’avais cessé de me demander ce que j’allais lui dire, et ce qu’il en penserait… Quand j’arrivai enfin, j’étais baignée de larmes et je hoquetais à force de sangloter. Papa me prit par les épaules et me demanda plusieurs fois : « Mais qu’as-tu, Mia ? »

Je fus incapable de lui répondre.

Alors, il prit un mouchoir et m’essuya le visage. Il réussit à me calmer suffisamment pour que je puisse lui parler de façon à peu près cohérente, entre deux sanglots.

« Je suis réellement désolé Mia, » dit-il. « Je ne m’étais jamais vraiment rendu compte. Je pensais que c’était la meilleure solution pour toi. Je croyais que tu serais mieux dans un dortoir avec d’autres enfants que toute seule avec moi. »

— « Non, papa, » dis-je, « je veux vivre avec toi ! »

Il resta songeur un petit moment, puis inclina brièvement la tête : « Très bien. Je vais appeler le dortoir pour qu’ils ne s’inquiètent pas. »

Papa et le quartier Alfing étaient devenus mes deux principales raisons de vivre. Mais, maintenant, papa voulait que j’abandonne l’une d’entre elles. Sans compter que le quartier Géo n’était même pas au Quatrième Niveau, mais au Cinquième !

Le Vaisseau est divisé en cinq Niveaux. Le Premier est surtout réservé aux services techniques, c’est-à-dire la Technique proprement dite, la Récupération, la Propulsion, la Conversion, etc. Le Deuxième rassemble les divers services administratifs. Au Troisième, il y a de la terre et des collines, de vrais arbres et de l’herbe, du sable, des animaux, un tas de plantes, et c’est là qu’on nous entraîne en vue de l’Épreuve. Le Quatrième et le Cinquième sont résidentiels : c’est là que nous vivons. Le Cinquième Niveau est le dernier. Nous, les gosses, savions que ceux qui vivent là-haut ne valent guère mieux que des bouseux. En allant y vivre, on abandonne un peu de ce qui fait de l’homme un être humain.

Je restai longtemps silencieuse, essayant de remettre de l’ordre dans mes pensées.

« Tu veux vraiment que nous allions vivre au Cinquième Niveau ? Tu parles sérieusement ? » demandai-je enfin, essayant de me persuader qu’il plaisantait, tout en sachant fort bien que ce n’était pas le cas, mais cela me permettait de retarder le moment où je devrais faire face à la réalité.

— « Très sérieusement. J’ai mis longtemps à trouver cet appartement, et tout est prêt pour le déménagement. Je pense que cela te plaira. Je me suis laissé dire qu’il y avait à l’école un garçon de ton âge, et qui est en avance sur toi. Cela t’obligera à faire des efforts au lieu de te laisser aller comme tu le fais ici, faute d’émulation. »

J’avais peur, et je me mis à lui énumérer tous les appartements libres où nous aurions pu aller sans quitter Alfing. Je me remis même à pleurer, mais papa demeura inébranlable.

Finalement, je m’essuyai les yeux avec la manche de mon chemisier, croisai les bras, et déclarai : « Je n’irai pas ! »

Ce n’est pas ainsi qu’il faut agir avec papa, qui me dit toujours que je suis têtue, mais cela n’eut d’autre effet que de le renforcer dans sa conviction. Pourtant, ce n’était pas par entêtement que j’agissais ainsi, mais parce que j’avais peur. J’étais certaine que si nous allions vivre là-haut, notre vie ne serait plus jamais comme avant.

Mais il m’était difficile d’expliquer mes craintes à papa ; je ne voulais pas admettre que j’avais peur.

Il vint vers moi et posa ses mains sur mes épaules, regarda mon visage, résolu malgré les larmes que je ne pouvais retenir.

« Mia…» me dit-il, « je comprends que ce ne soit pas facile pour toi, mais dans moins de deux ans tu prendras toi-même tes décisions ; à ce moment, tu pourras faire ce que tu veux et vivre où il te plaît. Mais si tu es incapable de faire maintenant une chose qui te déplaît, quel genre d’adulte deviendras-tu ? Une chose est certaine : je déménage. Tu as le choix. Ou tu viens avec moi ou tu vas au dortoir d’Alfing. »

Je n’avais aucune envie de retourner dans un dortoir ; je ne savais que trop ce qu’on y endurait. Je voulais vivre avec papa. Mais c’était quand même une décision difficile. Dans un cas comme dans l’autre, il fallait que j’abandonne ce qui avait été jusqu’à maintenant une de mes deux principales raisons de vivre. Ce fut dur, mais je pris ma décision.

Après avoir essuyé mes yeux une dernière fois, je retournai lentement à la cour. La partie de football était terminée, et la cour entière n’était qu’un kaléidoscope de chemises et de shorts multicolores. Ne voyant Venie Morlock nulle part, je demandai à un garçon s’il l’avait vue.

« Elle est là-bas, » dit-il en me la désignant du doigt.

— « Merci. »

Je m’approchai de Venie et, d’un croche-pied, je la fis tomber, puis je lui frottai copieusement le nez contre le sol. Je ne la relâchai que lorsqu’elle m’eut suppliée de le faire. En se relevant, elle me gratifia d’ailleurs d’un œil au beurre noir, mais cela en avait valu la peine. Comme ça, au moins, elle savait qui j’étais, même si j’allais vivre au Cinquième Niveau.

Le lendemain, papa et moi nous déménagions.

2

Nos écoles sont dirigées par des gens très conservateurs, mais il est probable que, où que l’on aille, ce n’est pas différent. En tout état de cause, une fois qu’on vous avait assigné un directeur d’études, il devenait inamovible pour plusieurs années. À Alfing, je connaissais un garçon qui haïssait le sien ; cela allait si mal entre eux qu’ils se battaient au point d’être couverts de bleus. Eh bien, croyez-le ou non, il fallut trois ans pour qu’on lui affecte un autre professeur. En comparaison, tout le reste n’est que vétilles.

Le lundi matin, le surlendemain de notre arrivée, je me présentai à mon nouveau superviseur scolaire du quartier Géo. Il était maigre, collet monté, méticuleux, et s’appelait M. Quince. Il me regarda, haussa les sourcils en voyant mon œil au beurre noir, et, lorsqu’il m’eut bien examinée, il me dit : « Asseyez-vous. »

Le superviseur s’occupe de tout le travail administratif de l’école ; il désigne les directeurs d’études, fixe les honoraires, programme les machines à enseigner, fait cesser les bagarres qui pourraient advenir, et ainsi de suite. Comme c’est un métier que personne n’aime particulièrement, on l’exerce au maximum trois ans, jamais plus.

Après avoir examiné mon dossier, les lèvres pincées, il emplit méticuleusement une carte et me dit : « M. Wickersham. »

— « Pardon ? » dis-je.

— « M. Wickersham, » répéta-t-il. « Ce sera votre nouveau directeur d’études. Il vit à Géo C/15/37. Vous devez vous rendre chez lui mercredi à deux heures de l’après-midi. Ensuite, vous vous rencontrerez trois fois par semaine, à des horaires vous convenant mutuellement. Mais, surtout, ne soyez pas en retard mercredi. Maintenant, venez. Je vais vous montrer votre classe pour la première heure. »

Dans le Vaisseau, la scolarité est obligatoire de quatre à quatorze ans. Après cet âge, si vous survivez, on ne vous enseigne que ce qui est important et on laisse de côté tous les détails stupides et inutiles. Vous travaillez sous la direction d’un directeur d’études ou d’un maître artisan, pour atteindre le but que vous avez librement choisi.

Dans quelque deux ans, il faudra que je prenne une décision à ce sujet. L’ennui, c’était que, les maths et les vieux romans mis à part, je ne m’intéressais plus du tout aux mêmes matières que l’année dernière. Je n’étais pas vraiment forte en maths, et lire de vieux romans ne mène à rien ; il fallait donc que je trouve autre chose. Je ne tenais pas particulièrement à me spécialiser. En fait, je voulais devenir synthétiseur : il faut connaître un peu de tout suffisamment pour avoir une vue d’ensemble. Cela m’attirait beaucoup, mais je n’en parlais jamais, car je n’étais pas certaine d’être suffisamment intelligente, et je ne voulais pas me fermer d’autres possibilités. Dans mes moments de dépression, je me demandais si je n’allais pas finir surveillante de dortoir ou quelque chose de ce genre.