Lorsque deux rangées supplémentaires furent en place, ils découpèrent la porte comme ils l’avaient fait pour les fenêtres et, soudain, cette boîte de rondins devint presque une maison. Tout le monde revenait, et je sortis par le trou qui était une porte. J’accompagnai Juanita pour aller une dernière fois chercher de la boue, pendant qu’ils mettaient un dernier rondin en place au-dessus de la porte. À notre retour, ils nous aidèrent tous à boucher les dernières fentes. Nous nous amusions comme des fous et, à la fin, nous nous mîmes à nous bombarder avec de la boue qui restait. J’en envoyai une bonne poignée à Jimmy, qui me retourna la faveur. Ayant prudemment reculé de quelques pas, M. Pizarro nous observait sans mot dire.
Quand la bataille se termina faute de munitions, il nous dit : « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? Vous avez juste de quoi vous changer une fois. »
Jimmy regarda le fleuve, le désigna d’un geste éloquent, puis s’assit, ôta ses chaussures, et, tout habillé, fonça vers la rive. Après quelques pas hésitants pour trouver l’eau profonde, il plongea. J’ôtai mes chaussures, posai le carnet à côté d’elles et me précipitai à la suite de Jimmy. L’eau était claire et assez froide, idéale pour nager ; le courant n’était pas fort du tout. C’était bien mieux que ma première expérience de natation sur une planète. Nous nous ébattions comme des dauphins, nous envoyant de l’eau et nous amusant comme des fous. Le groupe de M. Maréchal vint bientôt nous rejoindre ; ils n’étaient pas couverts de boue, mais tous plus ou moins salis de poussière ou de sciure ; l’occasion était trop belle pour la négliger. Nous restâmes dans l’eau jusqu’à ce qu’on nous en fasse sortir – dans nos vêtements trempés.
Nos professeurs daignèrent faire une concession aux bons usages de la civilisation : nous allâmes porter nos vêtements à la vedette pour les faire sécher rapidement. Mis à part ce détail, le reste de notre week-end – travail manuel, repas frugaux, vie au grand air… – était digne de Thoreau, qui, dans mon opinion, était un charmant garçon, dont le seul défaut était de confondre des vacances rustiques avec la vie.
Après le dîner, habillée de sec et rayonnante d’une douce chaleur qui ne provenait pas seulement du repas, mais rompue de fatigue, j’accompagnai Jimmy pour jeter un coup d’œil à l’autre cabane. Elle en était à peu près au même stade que la nôtre – murs terminés et calfeutrés, porte et fenêtres découpées – mais elle avait un aspect curieux. Un des côtés était plus haut que l’autre. Cela lui donnait un aspect inachevé, curieusement bossu.
Comme nous n’avions pas nos tentes gonflables (elles tiennent dans la poche et sont à toute épreuve, ou presque), nous passâmes la nuit dans nos sacs de couchage, au grand air, près du feu. Nous tirâmes au sort pour les tours de garde – je fus désignée, mais j’eus la chance d’avoir la seconde heure. Je restai éveillée jusque-là, pris la relève de Sam Herskovitz, qui n’avait rien remarqué de particulier, et, une heure durant, fis la ronde autour de notre camp. Je ne vis rien d’autre que des gens dormants ou se préparant à dormir. Mon heure passée, avec force bâillements, j’allai chercher Vishwa Mathur et allai me coucher.
Au matin, le ciel était nuageux, gris et froid. Mais, après le petit déjeuner, les nuages blanchirent et s’éparpillèrent ; bientôt, le ciel fut de nouveau clair et bleu.
Après avoir dressé les pignons du toit, nous posâmes la porte et les volets. Ensuite, nous y mettant tous, nous mîmes la poutre faîtière en place, puis d’autres poutres de chaque côté pour former la pente du toit. Lorsque nous eûmes terminé, nous regardâmes la cabane du groupe Maréchal et nous vîmes ce qu’ils faisaient. Ils montaient un toit à une seule pente ; voilà pourquoi un des murs était plus haut que l’autre !
« Ce n’est pas juste ! » leur criai-je. « C’est un hangar que vous faites, pas une vraie cabane ! »
— « Ha, ha, ha ! Tant pis pour vous ! » répondit Venie.
Nous les huâmes.
Puis, il fallut fixer de minces baguettes sur lesquelles devaient reposer les plaques de bois formant la toiture. J’étais à l’intérieur, où j’aidais à poser le plancher. De minces rondins fendus en deux étaient posés face plate en dessus de façon à former un sol plus ou moins uni. Si nous avions eu le temps, nous aurions pu polir leur surface – mais nous étions pris de court. Jimmy était sur le toit, posant les plaques de bois et bourrant les interstices de mousse. Une partie de la mousse apparaissait à l’intérieur, mais le toit se formait vite au-dessus de nos têtes ; quand il fut terminé, il paraissait aussi solide que notre plancher.
Le groupe Maréchal nous battit d’une bonne heure ; ensuite, ils vinrent nous regarder travailler et nous donner des conseils. Nous eûmes quand même fini avant midi. J’allai alors regarder de plus près à quoi ressemblait leur cabane. Honnêtement, je dois dire que je préférais la nôtre : elle avait davantage de fini.
L’après-midi fut réservé à la détente : une petite marche sans difficulté, suivie par un bain – en maillots, cette fois. Ensuite, je repris mon carnet et notai quelques réflexions – sur la philosophie de la puissance ; un sujet facile.
En dernière analyse, la philosophie de la puissance affirme que l’on peut faire n’importe quoi, à condition de ne pas vous faire prendre si vous faites des actes répréhensibles. Dans les cas contraires, c’est que vous aviez tort.
On ne peut pas répondre grand-chose à cela, vous savez. C’est un système fermé, dont la logique interne est inattaquable. Il ne tient compte d’aucune notoriété extérieure et ne s’embarrasse pas de définitions complexes.
Mais cela ne me plaît pas. D’abord, ses critères moraux sont à peu près inexistants ; comment, dans ce cadre, faire une différence entre ce qui est éthiquement “bon” et ce qui est le “meilleur” ? Mais il y a plus grave ; les stoïques s’enferment dans tant de règles éthiques que leurs actions ont très peu de résultats. Les partisans de la philosophie de la puissance, eux, affirment tout bonnement que les résultats de l’action n’ont aucune importance – c’est la philosophie d’un gosse de deux ans qui pique une crise de rage.
Cette nuit, nous allâmes dormir dans la cabane, porte fermée. C’est réconfortant de dormir dans un abri que l’on a construit soi-même. Par ailleurs, le sol était bien plus dur que dehors. Ou alors, c’est que j’étais moins fatiguée que la veille.
Le lendemain était le dernier jour de notre excursion ; pour marquer l’événement, nous revînmes au camp en descendant la falaise et en traversant le fleuve à la nage ; ensuite, après avoir plié bagage, nous rentrâmes.
La matinée était brumeuse ; par la suite, le brouillard se leva, mais le ciel resta gris et bas toute la journée. Nous formions un groupe unique, cette fois, M. Maréchal en tête et M. Pizarro fermant la marche, chargé de cordes. En regardant le fleuve, notre cabane était sur la gauche et celle de l’autre groupe sur la droite. Pour aller couper des arbres dans la forêt, nous étions allés en amont et le groupe de M. Maréchal en aval. Cette fois, nous allâmes tous vers l’aval, dépassant la piste frayée par le transport des rondins et suivant la boucle du fleuve. C’était une triste journée, mais nous étions tous de fort bonne humeur. Notre groupe de six était de nouveau réuni et nous bavardions gaiement.
Nous suivîmes le fleuve sur deux kilomètres environ ; parfois, la végétation nous obligeait à faire un crochet vers l’intérieur, mais nous avancions quand même à une bonne allure. Nous arrivâmes enfin à un endroit où la rive était sablonneuse ; de l’autre côté, la falaise effritée était aisément accessible.