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« En êtes-vous certaine ? » me demanda la bibliothécaire. « Ce n’est guère passionnant, vous savez, et, de plus, je ne sais pas si vous en avez vraiment le droit…»

Je jure de ne jamais lui avoir dit que papa, Miles Laflèche, président de l’Assemblée du Vaisseau, m’en avait donné l’autorisation, et qu’il le lui confirmerait s’il insistait – mais, sans trop m’engager, je lui en donnai l’impression. Mais la bibliothécaire n’insista pas et je pus consulter les Archives.

Comme prévu, je découvris une recommandation eugénique datant d’il y a vingt ans qui me fit réfléchir. Mais ce ne fut qu’en regardant de plus près ce qui concernait papa et maman que je fis une découverte qui m’ébranla rudement : j’avais un frère !

Je fermai la vidéo et allai me rouler en boule sur le lit. Je restai longtemps à réfléchir. Quelqu’un, je ne savais plus ni où ni quand, m’avait interrogée au sujet de mes éventuels frères ou sœurs, mais je ne m’en étais jamais préoccupée sérieusement.

Je finis par revenir à la vidéo et me renseignai sur mon frère. Son nom était José-Joe. Il était né près de quarante ans avant moi, et mort depuis quinze ans. Apparemment, il avait été, tout comme moi, préoccupé par l’absence de talent littéraire dans le Vaisseau. Il avait même écrit un roman – c’est une chose que je ne ferai jamais, surtout après avoir lu le sien. Il n’était pas seulement mauvais, mais pire que cela. Peut-être, après tout, le cadre du Vaisseau ne se prête-t-il pas au roman.

Dans d’autres domaines, Joe était heureusement plus compétent. Son domaine était la physique, et l’on mettait beaucoup d’espoir en lui. Sa mort avait été le résultat d’un stupide accident dans lequel il n’était pas responsable. Quand on l’avait découvert, il était trop tard pour le réanimer. Ma mère avait apparemment été très touchée par sa mort.

Maintenant que j’avais appris tout cela, je ne savais trop que faire. Finalement, profitant d’un moment propice, j’en parlai à papa, sur un ton aussi détaché que possible.

Il parut surpris.

« Mais tu savais tout sur Joe, » me dit-il. « Cela fait longtemps que tu ne m’as pas interrogé à son sujet, mais je te l’ai raconté au moins vingt fois ! »

— « Mais je n’ai appris son existence qu’il y a huit jours ! »

— « Mia, » me dit-il avec gravité. « Quand tu avais trois ans, tu me demandais toujours de te parler de lui. »

— « Je ne m’en souviens absolument plus. Parle-m’en maintenant, tu veux ? »

Il le fit, longuement. Il me dit même que nous nous ressemblions beaucoup, physiquement et psychologiquement.

Je n’en parlai pas à maman, parce que je ne savais pas vraiment quoi lui dire. Je ne sais d’ailleurs jamais quoi lui dire. En dehors de papa, la seule personne à qui j’en parlai fut Jimmy. Il fit un commentaire qui était sensible, et peut-être même (mais ce n’était pas certain) exact. Il me dit que je ne m’en étais peut-être pas souvenue parce que je ne le voulais pas, jusqu’à maintenant du moins, et que ma “découverte” de l’existence de mon frère n’était pas aussi accidentelle que je le pensais. Je ne cacherai pas que, sur le moment, cela me mit très en colère (c’est pour cela que, par la suite, je me dis que c’était peut-être vrai). Le résultat fut que Jimmy et moi ne nous adressâmes pas la parole pendant deux jours entiers.

Tout cela me donna à réfléchir sur mes relations avec ma mère – sa façon de maintenir toujours ses distances et d’être malheureuse dès que j’étais gentille avec elle. Je parvins à la conclusion que ce n’était pas ce que j’étais, moi, Mia, qui lui déplaisait, mais le fait même de mon existence. Partant de cette base, je ne dirai pas que je l’en aimais davantage, mais cela rendit nos relations plus agréables.

Une autre chose changea au cours de cet hiver : ce que je voulais de la vie, ou du moins ce que croyais en vouloir. Ce fut une conséquence directe de la dissertation que Jimmy et moi rédigeâmes sur l’éthique.

Comme tous les vendredis soir, nous étions réunis chez M. Mbele, nous faisant part de nos conclusions et buvant les rafraîchissements que Mme Mbele nous avait servis. C’était une femme très gentille, dont la présence était toujours appréciée.

Dans ma dissertation, je comparais une demi-douzaine de systèmes éthiques, en examinant plus particulièrement leurs défauts. Je concluais en disant que tous ces systèmes me paraissaient avoir été créés a posteriori. Les gens agissent selon leurs dispositions, puis, comme ils aiment avoir raison, ils inventent ensuite des systèmes justifiant ces dispositions.

Et, personnellement, tout en trouvant très attirants des principes tels que : « agir de sorte à considérer l’homme, que ce soit vous ou les autres, comme une fin, et non seulement comme un moyen », je n’avais jamais trouvé de système convenant exactement à ma disposition.

Jimmy, lui, avait suivi une tactique totalement différente. Au lieu d’examiner divers systèmes éthiques, il tentait d’en formuler un. C’était un système humaniste, non dénué de rapports avec certains de ceux que j’avais examinés. Jimmy commençait par affirmer que la véritable humanité était une conquête, et non un héritage qui allait de soi. On aurait, certes, pu formuler certaines critiques à l’encontre de ce qu’il disait, mais son système avait un avantage indéniable : il parlait d’une certaine attitude à l’égard de la vie, plutôt que de principes rigides. Et il est trop facile de trouver des exceptions aux principes.

En l’écoutant, je devins de plus en plus soucieuse non en raison de ce qu’il disait, et qui correspondait d’ailleurs parfaitement à ce que je connaissais de lui, mais par la forme même de sa dissertation. C’était moi, théoriquement, qui avais l’intention de devenir synthétiste, bâtissant des châteaux avec des pierres et du mortier, mais ce n’était pas du tout ce que j’avais fait dans ma dissertation, et nulle part ailleurs, à y bien réfléchir : faire des écussons ou construire des cabanes, assembler les choses… rien de tout cela ne faisait réellement partie de ma vie.

Je ne suis pas un bâtisseur, pensai-je. Je ne suis pas un bricoleur. Ce fut une révélation éclatante et subite.

Lorsque Jimmy eut terminé, M. Mbele reprit la parole. « Essayons d’en discuter. As-tu des commentaires à faire, Mia ? »

— « Oui » dis-je, puis, me tournant vers Jimmy, je lui demandai : « Pourquoi veux-tu devenir ordinologiste ? »

Il haussa les épaules. « Et toi, pourquoi veux-tu devenir synthétiste ? »

— « Non, Jimmy, ma question est sérieuse. Réponds-moi. »

— « Je ne vois pas le rapport avec l’éthique en général, ni avec ce que je viens de dire. »

— « Avec l’éthique, rien, mais cela a un rapport étroit avec ton exposé. Tu ne t’es pas écouté ! »

— « Pourrais-tu t’expliquer plus précisément ? » intervint M. Mbele. « Je ne suis pas certain de t’avoir bien comprise. »

— « Au bout d’un moment, » dis-je, « je n’écoutais plus les divers arguments de Jimmy, mais je me mis à réfléchir sur la structure même de son exposé, qu’il avait choisie librement. Ce qui m’a frappée, c’est que, si Jimmy était réellement fait pour devenir ordinologiste, il aurait fait un exposé critique, comme le mien. Et, inversement, si j’étais réellement faite pour devenir une synthétiste, j’aurais fait un exposé créateur, comme Jimmy. Mais chacun de nous a fait l’opposé. »