Выбрать главу

Les zones sauvages du Troisième Niveau sont pareilles à ce qui existe de pire sur les planètes. Le terrain n’est peut-être pas aussi mouvementé, mais la faune est largement aussi dangereuse, et c’est cela qui importe. Et, pour cette excursion finale, nous allions délibérément chercher l’animal le plus féroce vivant à bord du Vaisseau, sans même les tentes gonflables et les pistolets à ultra-sons dont nous disposerions pour l’Épreuve. Il ne s’agissait pas seulement d’une “répétition générale” de l’Épreuve ; le but de cette expédition était de nous montrer la différence entre ce qu’est réellement le danger et ce qui ne l’est pas ; en particulier, que la mort pouvait nous guetter à tout moment. Dans un sens, ce test était cruel, mais, je le répète, son but consistait à nous donner confiance en nous-mêmes.

Pareils à une bande de gros oiseaux, nous nous envolâmes vers le toit. Après avoir traversé le Parc, avec ses bouquets d’arbres et ses sentiers, nous passâmes la haute et dense haie épineuse qui marque la frontière. Au début, la zone sauvage nous parut peu différente, sinon que notre passage effaroucha un troupeau de mustangs.

Encadrés par M. Maréchal et M. Pizarro, nous volions toujours à la même distance du “toit”, tandis que les collines montaient et descendaient au-dessous de nous, couvertes de fourrés et de quelques arbres maigres. Sur un signal de M. Maréchal, nous nous posâmes.

Heureux de se sentir en liberté, les chiens, que l’on avait fait descendre du transport, tiraient sur leurs laisses, mais M. Pizarro les attacha à un arbre. Après avoir posté des gardes, nous nous hâtâmes d’établir le camp. À peine avions-nous fini de ramasser du bois mort et d’allumer des feux, que les grandes lumières du toit faiblirent, tandis que les souffles d’air s’atténuaient et que la température baissait, de quelques degrés seulement d’ailleurs. Les feux n’étaient cependant pas destinés à nous réchauffer mais à préparer le repas et à nous protéger.

Après dîner, tout le monde, y compris M. Maréchal et M. Pizarro, se rassembla autour du feu ; comme je l’ai déjà fait remarquer, c’était moi qui avais le privilège de les divertir ce soir-là. Pour faire plaisir à Jimmy, je renonçai à la flûte et commençai tout de suite l’histoire que j’avais préparée. C’était un très vieux conte, qui s’intitule la Dame de Carlisle.

Lorsque les murmures se furent calmés, je me levai dans la lumière dansante des flammes et commençai : « Mon histoire se passe il y a très, très longtemps, dans un pays nommé Carlisle, où il y avait des lions sauvages. Comme vous le savez, les tigres sont des solitaires, mais ces lions, eux, vivaient en groupe, et ils semaient la terreur dans le pays.

» À Carlisle vivait aussi une jeune fille, toute seule, sans famille, mais sa maman, morte depuis longtemps, lui avait mis un tas d’idées bizarres dans la tête. Elle était très belle, et beaucoup de jeunes gens lui faisaient la cour ; elle était considérée comme un très bon parti car, en plus de sa beauté, elle était riche. Oui, mais sa maman lui avait appris qu’être belle c’était être différente, et qu’il ne fallait pas se jeter au cou du premier venu. Elle devrait attendre que vienne un jeune homme de bonne famille, riche, honorable et courageux. « Mets-les à l’épreuve, » lui avait dit sa maman.

» Il faut dire que, comme son papa avait fait fortune en vendant des miettes de pain rassis…»

« Allons, Mia, » intervint quelqu’un. « Qui voudrait acheter des miettes de pain rassis ? »

— « Là, je peux te répondre avec précision, Stu, » dis-je. « C’était pour permettre aux enfants qui allaient dans la forêt de les semer pour retrouver leur chemin.

» De toute façon, son papa lui avait laissé assez d’argent pour qu’elle pût se permettre d’attendre des années et des années – et, tous les dimanches après-midi, elle recevait ses soupirants. Oh oui ! elle passa bien des années ainsi, assise dans son salon, devenant de plus en plus bizarre et s’amusant fort tous les dimanches après-midi lorsqu’elle congédiait ses soupirants les uns après les autres. Il n’y eut bientôt plus un seul homme à marier à quarante lieues à la ronde auquel elle n’eût dit « non » au moins une fois. Lorsqu’un étranger venait à passer dans la ville un dimanche après-midi, les gens l’envoyaient chez elle pour qu’elle pût lui refuser sa main ; voilà où les choses en étaient arrivées. C’était une petite ville, et ce divertissement permanent était le bienvenu.

» Un certain dimanche, toutefois, deux jeunes hommes étaient venus boire en ville. L’un était un lieutenant avec un chapeau à plumes et une redingote fantaisie ornée de plusieurs médailles étincelantes. L’autre était un capitaine de vaisseau qui avait fait le tour du monde pas moins de trois fois malgré son jeune âge. Tous deux venaient de familles irréprochables, tous deux avaient les poches bien remplies, avaient une excellente réputation et étaient couverts de médailles attestant leur courage. Et tous deux étaient célibataires. C’étaient, de fait, les deux candidats les plus prometteurs qui eussent jamais mis les pieds à Carlisle. Les jeunes hommes de la ville n’essayèrent pas de choisir entre eux ; ils leur exposèrent simplement la situation et, lorsque les deux jeunes militaires eurent assez bu pour trouver que c’était une bonne idée, ils allèrent courtiser la belle. De plus, ils trouvaient que ce serait un excellent moyen de décider de l’immémoriale rivalité opposant l’Armée et la Marine.

» La demoiselle était chez elle, et disposée à les recevoir. En fait, son émoi n’était pas peu grand. Et, malgré toutes ces années passées, elle était très belle – aucun des deux jeunes hommes n’avait vu plus belle fille qu’elle, et ce n’était pas faute d’avoir voyagé. Elle, de son côté, trouva qu’ils correspondaient exactement à ce que sa maman lui avait conseillé – car elle les soumit à un interrogatoire serré. Le fait qu’ils fussent arrivés en même temps posait toutefois un problème peu facile à résoudre, et elle se décida finalement à utiliser la méthode préconisée par sa bonne maman. « Je vais vous soumettre à une épreuve, » dit-elle, « et celui qui en sortira vainqueur aura ma main. »

» Elle fit atteler son carrosse à deux chevaux et les invita à monter avec elle. Les jeunes gars de la ville, qui avaient attendu dans la cour, les suivirent en faisant toutes sortes de cabrioles et en engageant des paris. Le carrosse monta la colline, puis descendit dans la vallée, et finit par arriver à la tanière des lions dont je vous ai parlé au début. Là, la demoiselle donna l’ordre d’arrêter les chevaux. À peine le carrosse se fut-il immobilisé qu’elle tomba raide comme une planche. Les deux jeunes prétendants la relevèrent et l’époussetèrent, mais, pendant un bon quart d’heure, elle n’adressa la parole à personne. Ils demandèrent aux jeunes gens du lieu comment expliquer cela, mais ils leur répondirent simplement qu’elle affectionnait parfois agir de la sorte.

« Et alors, que lui était-il arrivé ? »

— « L’histoire n’en dit pas plus, » répondis-je. « À mon avis, elle était hystérique. »

« Chut ! » fit quelqu’un. « Laissez-la finir son histoire. »

« Lorsqu’elle eut enfin repris ses esprits, si l’on peut dire, elle jeta son éventail dans la tanière des lions. Comme vous pouvez l’imaginer, ils se mirent à rugir et à s’agiter. Puis, fort satisfaite du déroulement des événements, la jeune demoiselle dit : « Et maintenant, messieurs, lequel d’entre vous gagnera-t-il ma main en me rendant mon éventail ? »

» Alors, là, on peut dire que les gars de la ville se mirent à engager des paris pour de bon. Les deux prétendants regardèrent tour à tour, plusieurs fois, la tanière des lions et la jeune femme, soupesant la situation afin de prendre une décision juste et convenable. Finalement, le lieutenant, qui avait bien mérité la moindre des médailles qui ornaient sa poitrine mais auquel sa maman avait inculqué un peu de bon sens, secoua la tête et déclara qu’il préférait rentrer en ville pour boire une pinte de bière ou deux. Il partit sur la route, marmonnant dans sa barbe un tas de choses sur la stupidité des femmes.