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Secouant les épaules, le tigre le rejeta en poussant un cri de douleur. Nous nous précipitâmes alors tous sur lui, couteaux en avant. Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour le tuer. Lorsque nous nous retirâmes, il ne restait qu’une masse inerte couverte de filets de sang.

David Farmer s’en tira avec une jambe vilainement fracturée. Bill Niwman avait une profonde entaille et l’épaule brisée ; le tigre l’avait frappé dans un dernier spasme d’agonie. Je n’avais que de petites égratignures et une plaie – un coup de couteau que j’avais pris dans la mêlée.

M. Maréchal avait dit vrai. Savoir que l’on est capable de tuer un animal aussi vivant, aussi beau et aussi dangereux qu’un tigre vous donne un sentiment de puissance. Mais ce sentiment, on peut aussi l’éprouver en appuyant sur un bouton, à bonne distance. Nous avions toutefois tué le tigre sur son propre terrain, et avec ses propres méthodes de lutte. Cela vous donne, en plus, confiance en vos capacités.

Et aussi, on apprend à se mieux connaître. On sait ce que cela vous fait de voir une patte de tigre se lever à vingt centimètres de votre visage. On sait ce que vous font la vue et l’odeur du sang. Et on apprend aussi qu’une chasse au tigre peut vous donner mal à la gorge.

Quels qu’eussent été les effets positifs de cette chasse au tigre, il n’en reste pas moins que ce mois de novembre nous vit de plus en plus tendus et inquiets. Mes moments de gaieté se faisaient rares. Mon esprit avait beau me répéter, comme il le faisait depuis des mois, que l’Épreuve serait une simple formalité, une plaisanterie, mes entrailles n’en étaient pas convaincues pour autant. J’essayais d’agir normalement, gentiment, mais, vers la fin du mois, c’était au-dessus de mes forces d’adresser la parole à qui que ce soit, et je dormais de plus en plus mal. Une nuit, je m’éveillai en hurlant, ce qui ne m’était pas arrivé depuis des années.

Il n’y a rien de pire que l’attente. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré y aller immédiatement, dès la mi-novembre. Comme ce n’était pas possible, je devenais de plus en plus nerveuse et susceptible.

Je réussis même à me brouiller avec Jimmy, ce qui n’était pas facile, en partie parce que nous sommes très proches, et en partie parce qu’il a une très bonne nature.

Bien que l’on vous dépose spontanément, on a le droit de se retrouver après, et j’avais eu l’intention de former équipe avec Jimmy ; je suis certaine qu’il y pensait également. Mais notre querelle mit fin à tout cela.

Cela débuta par une remarque intransigeante que je fis sur les bouseux. Je pensais réellement ce que je disais, mais j’avais dû exagérer mes propos. En tout état de cause, M. Mbele ne le laissa pas passer : « Je croyais que tu t’étais libérée de ces raisonnements aprioristes, Mia. C’est une question très importante pour toi. Je déteste ces simplifications arbitraires qui consistent à classer les gens en catégories. Il y eut une époque où mes ancêtres étaient considérés comme des inférieurs, et persécutés simplement parce que leur peau était noire. »

C’était une remarque stupide, parce que ma peau est plus noire que celle de M. Mbele, et je ne me sens inférieure à personne.

— « Mais cela ne constitue pas une différence essentielle, » dis-je, « tandis que, dans le cas des bouseux, il y en a une : ils sont manifestement moins évolués que nous. »

Sur le chemin du retour, Jimmy voulut continuer la discussion. « Tu te souviens de nos exposés sur l’éthique ? »

— « Bien sûr. »

— « Il me semble que tu y approuvais la proposition de Kant, comme quoi nous devons considérer les êtres humains à la fois comme une fin et comme un moyen. »

— « Je ne l’attaquais pas, en tout cas. »

— « Comment peux-tu, alors, parler en ces termes des colons ? »

— « Mais enfin, » dis-je en m’échauffant, « qu’est-ce qui te fait croire qu’ils sont des gens comme nous ? »

— « On croirait entendre ton père, » dit Jimmy.

Ce fut alors que la dispute commença vraiment. Nous n’en vînmes pas aux mains, mais ce fut de justesse ; Jimmy ne se bat d’ailleurs jamais, ou presque. En tout cas, nous partîmes chacun de notre côté sans même nous dire au revoir. Mais je lui rendis son écusson d’« entre les montagnes ». C’était un vendredi soir, la veille de mon anniversaire.

Pour mon anniversaire, Jimmy ne se montra pas. Le jour où j’eus mes quatorze ans fut gris et terne. Le lendemain, qui était comme toujours un dimanche, aussi. Le lundi, nous devions partir pour l’Épreuve.

TROISIÈME PARTIE

Une éducation universelle

14

À la base, il y a deux façons de faire face à l’Épreuve : la méthode de la tortue et celle du tigre. La première consiste à se terrer quelque part et à attendre que le mois passe, en ne faisant rien pour s’attirer des ennuis. La méthode du tigre consiste à vagabonder, en quête de nouveauté, essayant d’en voir et d’en apprendre le plus possible. Il est certain qu’elle est plus dangereuse que la première, mais elle est également plus passionnante. Aucun de nos instructeurs n’eut la présomption de nous recommander l’une ou l’autre, mais, bien qu’il ne fût nullement honteux d’être une tortue, il y avait certainement plus de prestige à être un tigre. Nous en parlions souvent entre nous. Riggy était déterminé à devenir une tortue.

— « Je tiens à revenir, » disait-il. « Et mes chances seront meilleures ainsi. » Voilà ce qui arrive lorsqu’un garçon impétueux se met à réfléchir.

Att refusait de parler de ses projets, mais Jimmy affirmait que lui, en tout cas, serait un tigre. Et c’était dans ce contexte que je pensais faire équipe avec lui. Lorsque je pris la décision de me débrouiller seule, ma détermination baissa d’environ soixante pour cent. Disons que j’étais un tigre réticent.

Le matin du 1er décembre, je me levai et allai à la cuisine. Papa m’attendait, et le petit déjeuner était prêt. Nous mangeâmes en silence.

Lorsque je fus prête à partir, papa me dit : « Au revoir, Mia. Maman et moi seront là pour t’accueillir à ton retour. »

Je l’embrassai. « Au revoir, papa. »

Je pris la navette jusqu’à la porte 5, Troisième Niveau. Je portais des chaussures solides, un pantalon et deux chemises, une légère et une épaisse. J’avais mon couteau et mon pistolet, ma tente gonflable, mon sac de couchage, quelques effets personnels, des vêtements de rechange, un manteau vert, jaune et rouge, quelques provisions et, ce qui était le plus important de tout, mon signal de récupération. Ce petit bloc de sept centimètres sur cinq était mon unique contact avec la vedette. Sans ce signal, autant être mort. Silencieux ou mort, c’était pareil, on ne revenait pas vous chercher.

Je pris Ninc, mon robuste et stupide poney, je le mis dans une navette de charge et j’aidai Rachel Yung à faire de même, puis nous descendîmes ensemble au Premier Niveau, au port des vedettes. Après avoir embarqué nos affaires, nous retournâmes attendre dehors.

Pas de discours ni de fanfare. Rien que les vedettes attendant au-dessus de leurs tubes et quelques hommes travaillant paisiblement dans la grande galerie creusée dans le roc. On nous ignorait – il n’était pas certain que nous reviendrions, vous comprenez.

L’un après l’autre, les gosses arrivaient et chargeaient leur équipement à bord, puis venaient nous rejoindre. Nous étions très calmes, sauf Riggy, qui raconta une histoire drôle. Il fut le seul à en rire.

Le départ était fixé à huit heures. À huit heures moins le quart, M. Maréchal vint nous souhaiter bonne chance, puis disparut de nouveau. Sa nouvelle classe commençait dès l’après-midi, et je pense qu’il était déjà en train d’apprendre les noms par cœur.