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J’étais fatiguée, et mes idées n’étaient pas très claires. Quand je bâillais involontairement, cela me faisait mal. D’une voix mal assurée, je dis : « On dirait de l’esclavage. Et les droguer en plus, tout ça…»

— « Seul Dieu peut décider d’une telle question, » dit M. Kutsov avec douceur. « Est-ce de l’esclavage de faire travailler les chevaux ? Personne n’irait jusqu’à dire cela. La question est de savoir si les Losels sont semblables aux chevaux ou bien aux hommes, et, en toute honnêteté, je ne pourrais pas y répondre. Et maintenant, dormez un peu. Tout à l’heure, je viendrai vous apporter à manger. »

Il sortit, mais, malgré ma lassitude, j’avais si mal que je ne pus trouver le sommeil. Le vieil homme était un bouseux, et cela me mettait mal à l’aise. Il était gentil, bon avec moi… Comment concilier cela ? Je n’y parvins pas. Mon esprit était trop confus pour voir les choses clairement. Je finis par sombrer dans un sommeil agité.

Plus tard, M. Kutsov vint m’apporter de la nourriture ; il dut m’aider à manger parce que mes mains tremblaient trop. Les siennes étaient déformées, et la peau était toute plissée.

Entre deux bouchées, je lui demandai : « Pourquoi faites-vous tout cela pour moi ? »

— « Avez-vous entendu parler de la parabole du bon Samaritain ? »

— « Oui. »

Comme vous le savez, j’avais beaucoup lu.

« En résumé, » me dit-il, « l’histoire veut dire que, parfois, même l’homme le plus bas et le plus vil peut faire le bien. Mais certains livres disent qu’à l’origine l’histoire était différente. Dans la vraie version, l’homme au bord de la route était le Samaritain, le plus mauvais homme qui eût jamais vécu, et l’homme qui vint à son secours fit le bien même à celui-là. Il se peut que tu viennes des Vaisseaux, mais je n’aime pas que l’on fasse du mal à des enfants. Par conséquent, je te traite comme le Samaritain avait été traité. »

Je ne savais trop quoi dire. Je ne pense pas être mauvaise, et il aurait dû s’en apercevoir. Je ne comprenais pas que nous puissions avoir une si mauvaise réputation.

Voyant mon désarroi, il ajouta : « Excusez-moi. Je ne pense pas autant de mal des Vaisseaux que la plupart des gens. Sans eux, nous n’existerions pas du tout. Quand les choses vont mal, nous ne devrions pas oublier cela. Soyez tranquille et reposez-vous en paix ; je ne dirai à personne que vous êtes une fille des Vaisseaux. Ma maison est la vôtre. »

Le lendemain, il me suggéra d’apprendre à parler comme eux, pour ne pas me faire remarquer. Cela me parut intéressant. Mes idées étaient de nouveau claires, et je commençais à m’inquiéter d’un moyen pour prendre contact avec la vedette. Pour cela, il faudrait peut-être que je me fasse passer pour une indigène. C’était de toute façon préférable.

Je ne comprenais pas très bien M. Kutsov. J’avais le sentiment qu’il me cachait quelque chose, et que ce n’était pas une simple question de faire du bien à un méprisable Samaritain. Pour une raison ou une autre, il s’intéressait à moi.

Nous travaillâmes deux bonnes heures à ma prononciation. Certaines variations étaient constantes – comme le p, par exemple, prononcé presque comme un b – d’autres, complètement anarchiques et inclassifiables. « Ça se dit comme ça, » m’expliquait M. Kutsov, « voilà tout. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi. »

Une telle remarque suffisait à me donner envie de tout laisser tomber, mais il se donnait alors un mal fou pour m’encourager, et c’est précisément cela qui me paraissait curieux. Pourquoi se donnait-il tant de mal pour moi ?

Après des débuts pénibles, je fis des progrès rapides. C’était surtout une question de rythme, et j’ai une bonne oreille.

« Non, pas comme ça, » me dit M. Kustov une fois. « On dirait que vous avez la bouche pleine de bouillie. » Cela me surprit, car c’était exactement ce que je pensais de leur façon de prononcer.

Comme nous n’avions pas de manuel, nous parlions simplement de choses et d’autres, et il me corrigeait. Ces conversations m’apprirent à mieux connaître les colons (même dans mon esprit, je ne les appelais plus “bouseux”, pas tout le temps, du moins) et à comprendre leur haine pour les habitants des Vaisseaux.

« C’est un problème assez compliqué, » me dit-il.

« Nous vous voyons rarement, vous, les habitants des Vaisseaux. Mais nous savons que vous n’êtes pas pauvres et arriérés comme nous. Quand nous sommes arrivés sur cette planète, il n’y avait pas de savants ni de techniciens parmi nous. Je les comprends. Pourquoi auraient-ils quitté le dernier endroit de l’univers où ils pouvaient utiliser et améliorer leur savoir pour une planète dénuée de toute infrastructure ? Oui, mais nous pensons que tous les hommes ayant survécu à la destruction de la Terre ont un droit égal à l’héritage scientifique humain. Hélas ! il n’en est pas ainsi ! C’est pourquoi, dans les périodes de prospérité, nous vous haïssons en silence. Mais quand les choses vont mal, comme en ce moment, on vous maltraite, comme vous l’avez été, ou pire. »

Jusqu’à un certain point, je pouvais comprendre cela, mais jusqu’à un certain point seulement.

« Mais nous ne faisons de mal à personne, » dis-je, « Nous nous contentons de vivre notre vie, comme tout le monde. »

— « Je ne vous blâme pas, » dit M. Kutsov pensivement, « mais je ne peux m’empêcher de penser que vous avez commis une erreur et qu’un jour ou l’autre vous la paierez. »

Dès que je me sentis mieux, je pus me déplacer à mon gré dans la maison de M. Kutsov – une maison petite mais coquette, entourée d’arbres et d’un jardin, située à la lisière de Forton. M. Kutsov vivait seul et, quand il ne pleuvait pas, il cultivait lui-même son jardin. Quand le temps se gâtait, il rentrait se plonger dans ses livres. Avec son chariot, il faisait régulièrement un aller et retour jusqu’à la côte toutes les deux ou trois semaines. Cela ne lui rapportait pas grand-chose, mais il disait qu’à son âge cela lui suffisait. Je me demandais s’il le pensait vraiment.

Il me prit mes vêtements, disant qu’ils étaient inconvenants pour une fille, et m’apporta à la place des habits plus conformes à la mode de la planète. La longueur allait à peu près, mais ils étaient nettement trop larges aux épaules, et je dus les rajuster un peu avant de les mettre.

Dans la maison, j’allais où je voulais, mais je n’avais pas le droit de sortir. Comme il pleuvait deux jours sur trois (et que le troisième le ciel était menaçant), cela ne me gênait pas trop. M. Kutsov continua à me donner des leçons, jusqu’au jour où il décida que ma prononciation était devenue à peu près acceptable.

Quand M. Kutsov était sorti, je fouinais dans toute la maison, particulièrement dans la bibliothèque, qui était bien fournie. J’appris quantité de choses intéressantes. En histoire, par exemple ; les Losels étaient originaires d’un continent situé à l’ouest de la mer, où on les avait découverts un siècle plus tôt. Depuis ce temps, on les amenait par bateaux entiers et on se servait d’eux pour des travaux manuels simples. Il n’y avait pas de Losels indigènes dans ce continent, mais, maintenant, on en trouvait un assez grand nombre dans les forêts : ceux qui s’étaient enfuis. La plupart des auteurs ne leur accordaient guère d’intelligence, citant en exemple leur incapacité à effectuer des travaux autres que les tâches manuelles les plus élémentaires, le fait qu’ils n’avaient pas de langage organisé et leur apathie. Pour ma part, je me souvenais que M. Kutsov m’avait dit qu’ils étaient parfaitement capables de reconnaître leurs ennemis ; cela ne me paraissait nullement une preuve d’inintelligence. Par ailleurs, j’étais soulagée de m’en être sortie aussi facilement lors de ma rencontre avec l’un d’eux le lendemain de mon arrivée.