Géographie : j’essayais de m’orienter grâce aux cartes et j’en copiais même quelques-unes tant bien que mal.
Je découvris également un livre écrit par M. Kutsov lui-même, il y avait déjà longtemps. C’était un roman, qui portait le titre de la Route blanche. À mon avis, ce n’était pas une réussite complète – il essayait de dire trop de choses à la fois au lieu de se contenter de raconter une histoire. Mais il était quand même bien supérieur à celui de mon frère Joe.
Je le montrai à M. Kutsov, qui admit qu’il était bien de lui : « J’ai mis quarante ans à l’écrire, et, depuis, j’ai mis quarante-deux ans à en subir les répercussions politiques. Si c’était à refaire, je me demande si je l’écrirais. Lisez-le, cela vous intéressera peut-être. »
Il y avait en effet de la politique dans son livre. Il était vraisemblable que ses conditions de vie modestes et le travail manuel auquel il était astreint s’expliquaient par cela. C’est drôle, la politique.
Je découvris deux autres choses. D’abord, mes vêtements, que M. Kutsov avait cachés. Ensuite, en lisant un journal, j’obtins la réponse à une question que je m’étais abstenue de poser à M. Kutsov. Un petit entrefilet se terminait par ces lignes : «… Après sa condamnation à trois mois de prison, M. Dentremount a été envoyé à la prison de Forton pour y purger sa peine. »
Le chef d’accusation était « violation de domicile », mais je crois que « incitation à émeutes » aurait été plus exact. Ils auraient au moins pu écrire son nom correctement. En tout cas, c’était bien mon Jimmy.
À la première occasion, je mis mes vêtements et sortis en cachette pour faire un tour en ville. Je vis où était la prison, et passai également, par hasard, devant l’établissement où Horst Fanger vendait ses victimes aux enchères. J’entendis dire que c’était le quartier le plus mal famé de la ville, parce que Fanger et d’autres gens du même acabit l’habitaient.
Lorsque je revins, M. Kutsov était très en colère.
« Ça ne se fait pas, pour une femme, de sortir habillée comme cela ! » me dit-il. « C’est très mal ! »
Les jours qui suivirent, il me surveilla de près, puis finit par se convaincre que j’avais compris la leçon.
Pendant ces deux jours, où je restai bien sagement dans la maison, je fis une autre découverte : une photo de M. Kutsov jeune, accompagné par une femme et une petite fille à peu près de ma taille mais aux épaules nettement plus larges. Ses cheveux étaient brun foncé.
Lorsque je lui parlai de cette photo de famille, il s’assombrit, me disant simplement : « Elles sont mortes. »
Je ne pus m’empêcher de penser que cela avait peut-être un rapport avec l’affection qu’il me témoignait. M. Kutsov était un homme intelligent et bon, mais il y avait dans son comportement à mon égard quelque chose d’inexplicable ou d’irrationnel. Il voulait que je reste toujours dans la maison, bien qu’il sût parfaitement que je ne le voulais ni ne le pouvais. Lorsque je sortais, il était malheureux, mais, ensuite, il était pathétique de voir de combien peu il se contentait pour être rassuré. Il préparait déjà un nouveau voyage vers la côte, mais était trop “vieux jeu” pour consentir à m’emmener. Cependant, il faisait un tas de plans pour organiser mon séjour pendant son absence : il m’explique tout, y compris ce que je devais faire si le beurre ou les œufs venaient à manquer. Je suivis ses explications avec gravité, et il en fut tout heureux.
Un jour qu’il était sorti pour trouver des marchandises à transporter, je retournai à la prison. Pour y arriver, il fallait traverser la ville presque entièrement. Bien que ce fût la capitale, elle était de dimensions fort modestes. C’était une journée froide et humide – c’est ce que je déteste le plus sur les planètes ; j’arrivai devant la prison sous un ciel de plus en plus menaçant. C’était une solide bâtisse carrée de deux étages, construite en gros blocs de pierre. Toutes les fenêtres avaient une double rangée de barreaux. Le tout était entouré d’une lourde grille de fer. Elle semblait aussi imprenable qu’une forteresse. Entre la grille et les murs patrouillaient deux énormes chiens au poil long et à l’air féroce. L’un d’eux ne me quitta pas d’une semelle pendant que je faisais le tour du bâtiment.
J’allais en faire le tour une seconde fois lorsqu’une averse se déclencha. Cela m’aida à prendre ma décision. Je courus jusqu’au portail et me faufilai à l’intérieur.
J’étais en train de secouer mes vêtements mouillés lorsqu’un homme en uniforme vert sortit d’un des bureaux qui bordaient le vestibule. Un instant, mon cœur s’arrêta de battre, mais l’homme s’engagea dans les escaliers sans même me jeter un regard. Cela me redonna courage, et je me mis à examiner ce qui m’entourait.
J’étais en train de lire un tableau d’annonces quand un autre homme en vert sortit d’un des bureaux. Il se dirigea droit vers moi, tout à fait comme Mme Keithley. Sans hésiter, j’allai à sa rencontre, et lui dis, de mon ton le plus innocent : « Monsieur, pourriez-vous m’aider, s’il vous plaît ? »
C’était un homme grand et large, aux gestes assez lents. Il portait une sorte de triangle de tissu cousu sur la manche et une petite plaque sur la poitrine, où il y avait marqué “Robards”. À la réflexion, il semblait plutôt de bonne composition, pas du tout comme Mme Keithley.
— « Eh bien, ça dépend, » me répondit-il. « Qu’est-ce que tu veux ? »
— « Voilà : Jerry doit écrire un essai sur le Capitole, Jimmy doit interviewer le maire de la ville et moi… mon sujet c’est vous. »
— « Attends une minute. D’abord, comment t’appelles-tu ? »
— « Billy Davidow, » dis-je, me souvenant d’un nom que j’avais lu dans les journaux. « Et je ne sais pas quoi dire sur la prison, monsieur. Je m’étais dit que vous auriez peut-être la gentillesse de me montrer un peu, et de m’expliquer des choses. »
— « Tu es parent avec Hobard Davidow ? » me demanda-t-il.
— « Non, monsieur. »
— « Heureusement. Sais-tu qui était Hobard Davidow ? »
Je secouai la tête.
« Oui, tu es un peu jeune pour ça. Nous l’avons exécuté il y a six… non, sept ans. Il avait fait des erreurs politiques. » Il se tut un moment, puis ajouta : « Désolé, fiston, mais on a beaucoup de travail aujourd’hui. Reviens plutôt un après-midi vers la fin de la semaine. Ou même un soir. »
Lentement, je dis : « Mais il faut que je rende ma rédaction cette semaine…»
Il hésita un moment, puis se décida : « Bon, je vais te faire faire le tour. Mais en vitesse, je ne peux te consacrer beaucoup de temps. »
Les bureaux étaient au rez-de-chaussée, et il y en avait encore quelques-uns au second étage. Au sous-sol, il y avait un arsenal et un stand de tir. La plupart des cellules étaient au premier étage. Au second, on mettait surtout les violents.
« Si le juge dit sécurité maximum, on les met au second, mais les autres sont au premier, à moins qu’on n’ait plus de place. En haut, on n’a qu’un seul gars en ce moment, un jeune. »