— « Vous n’êtes pas en colère ? »
Il secoua lentement la tête.
— « Non, je ne vous en veux pas. Je crois comprendre. Je n’aurais jamais pu vous garder. Je l’avais cru, mais je suis un pauvre imbécile. »
Je ne sais pourquoi, mais je me mis à pleurer, sans pouvoir m’arrêter.
— « Excusez-moi, » dis-je entre deux sanglots. « Excusez-moi. »
— « Vous voyez, » dit-il. « Vous avez même repris votre accent d’avant. »
À ce moment, on frappa à la porte, et M. Kutsov alla ouvrir. Un policier en uniforme vert se tenait dans l’embrasure ; dans la lumière de l’unique bougie qui éclairait l’entrée, son visage était tout jaune.
« Daniel Kutsov ? » demanda-t-il.
Instinctivement, je me cachai dans l’ombre, tout en essuyant mes larmes avec ma manche.
Le policier fit un pas en avant et annonça d’une voix sans expression : « J’ai un mandat d’amener. »
Terrorisée, je regardai les deux hommes. M. Kutsov semblait avoir complètement oublié ma présence. Le policier avait un visage jaune et dur, pas du tout comme le sergent Robards, qui avait une certaine gentillesse en lui – tandis que celui-ci…
« Retourner en prison… ? » balbutia M. Kutsov. « Encore une fois pour mon livre ? » Il secoua la tête. « Non. »
— « Ça n’a rien à voir avec un livre, Kutsov. Le gouverneur Moray a ordonné d’arrêter tous les dissidents, et il est de notoriété publique que vous êtes anti-Rédemptionniste. Allez, venez ! » Il prit M. Kutsov par le bras.
Il se dégagea d’un mouvement brusque. « Non, je ne retournerai pas en prison. Ce n’est pas un crime d’être contre la stupidité. Je n’irai pas ! »
— « Il faudra bien que vous veniez, » dit le policier. « Vous êtes en état d’arrestation. »
Je savais que M. Kutsov était vieux, du moins selon les critères de cette planète, et je m’étais déjà demandée s’il avait encore tous ses esprits, mais, cette fois, il en donna une preuve flagrante. Levant un bras impérieux, il dit d’une voix vibrante : « Sortez de ma maison ! »
Le policier avança d’un pas de plus. Je les regardais avec effroi et fascination. J’étais paralysée et ne pouvais que regarder. C’était la première fois que cela m’arrivait ; par la suite, en y repensant, cela me permit de mieux comprendre l’attitude de Zena Andrus dans la conduite d’air. Mais, dans mon cas, ce n’était pas simplement de la peur ; les événements se déroulaient devant moi comme un carrousel tournant de plus en plus vite, et sans que je puisse me décider à sauter à bord.
Le policier dégaina son pistolet. « Vous m’accompagnerez, même si je dois tirer ! »
M. Kutsov frappa alors le policier, qui, en guise de représailles, le battit à mort. Plus exactement, il le frappa une première fois. Si M. Kutsov était tombé à ce moment-là, les choses en seraient sans doute restées là. Mais il ne tomba pas, et le policier continua à frapper, continua jusqu’à ce qu’il s’écroule enfin.
Je dus pousser un cri ; je ne m’en souviens pas, mais Jimmy me l’affirma. C’est le cri qui attira son attention et le fit entrer dans la maison. Le résultat fut que le policier leva les yeux sur moi. Je me souviens très bien de son regard. Il brandit le pistolet avec lequel il avait frappé M. Kutsov et le pointa sur moi.
Puis, juste derrière moi, il y eut trois détonations, en succession rapide. Le policier resta un instant immobile, oscilla légèrement, comme si la vie hésitait à le quitter, puis il s’écroula enfin d’un bloc. Tout s’était passé très vite. Un instant, ma vie se trouvait entre ses mains ; une seconde plus tard, il était mort.
Je passai à côté de son corps sans même le regarder et allai vers M. Kutsov. Alors que je m’agenouillais devant lui, ses yeux s’ouvrirent et il me regarda.
Je le pris doucement par les épaules et me remis à pleurer, répétant plusieurs fois : « Excusez-moi ! Oh ! excusez-moi ! »
Il sourit et dit d’une voix faible, mais audible : « Tout ira bien, Natacha. »
Un moment plus tard, il ferma les yeux, comme s’il était terriblement fatigué, et mourut.
Un peu plus tard, Jimmy me prit par l’épaule. Je levai la tête vers lui. Il était pâle, et semblait fortement ébranlé.
— « Nous ne pouvons plus rien pour lui Mia. Partons, pendant qu’il en est encore temps. »
Il souffla la bougie avant de sortir.
« Nous ne pouvons plus rien pour lui, Mia. Partons. »
18
Nous chevauchâmes pendant plusieurs heures vers le nord, sous une pluie incessante. Lorsque la route s’engagea dans les collines, nous prîmes des raccourcis à travers champs. C’était fatigant et pénible. La pluie avait traversé nos vêtements et nous étions souvent obligés de mettre pied à terre pour conduire nos montures à travers des buissons épineux qui nous blessaient. Au murmure de la pluie se mêlait le sifflement du vent dans les branches. Notre seule consolation était que la pluie aurait vite fait d’effacer nos traces.
Arrivés suffisamment loin pour nous sentir en sécurité, nous fîmes halte. Nous devions être à une journée de marche du camp militaire où nous espérions retrouver les effets de Jimmy. Nous étions épuisés et meurtris. C’était, de plus, la première fois que Jimmy tuait quelqu’un, et il réagissait fort mal. Dans les livres que je lisais, tuer était un amusement comme un autre, et les cadavres étaient matière à comptabilité. Dans la réalité, il en va tout autrement, du moins pour les personnes normales. Pointer un pistolet et appuyer sur la gâchette, c’est peut-être du sport, mais le résultat est irrévocable. Le policier ne se relèverait pas pour jouer la partie suivante, pas plus que M. Kutsov. Ils étaient morts, et pour toujours. Et cela nous rongeait.
Je me suis toujours demandée comment on se sent lorsqu’on joue un rôle dans l’histoire d’un autre. Être celui qui est de garde au palais lorsque César passe, et qui claque des talons ; être le personnage anonyme que le héros massacre au passage, en se précipitant pour sauver l’héroïne menacée. Ces figurants sont semblables à des mouchoirs en cellulose, que l’on jette après s’en être servi. Dans les histoires, il n’arrive jamais qu’ils lâchent leurs armes ou quittent leur poste, et disent : « Je donne ma démission. J’en ai assez qu’on se serve de moi. » Mais ils sont là pour qu’on se serve d’eux, soit simplement pour donner de l’atmosphère, soit pour servir d’obstacles mineurs dans l’ascension du héros. L’ennui, c’est que, pour lui-même, chacun de nous est son propre héros, et qu’il considère tous ceux qui l’entourent comme des figurants. Personne n’aime être utilisé, puis rejeté comme un mouchoir sale. Mais, par cette triste et humide nuit, je m’aperçus que je n’aimais pas davantage voir arriver cela à autrui. Pour le policier, M. Kutsov était un figurant qui se rebella au mauvais moment, et qui fut donc supprimé. Peu après, le policier lui-même cesse d’être un héros pour devenir à son tour un figurant, et son histoire se termine là. Oh ! je ne blâme pas Jimmy. Si j’avais été à sa place, j’aurais agi exactement pareil, simplement pour rester en vie. Pour Jimmy, le policier n’était d’ailleurs pas un simple figurant. Jimmy a toujours été plus humain et plus sensible que moi, et il dut lui en coûter beaucoup de le tuer. J’avoue que, pour moi, il restait un figurant. Néanmoins, sa mort me travaillait aussi, et pas seulement celle de M. Kutsov.
Si cela m’était possible, je voudrais édicter une loi selon laquelle nul n’a le droit de tuer une personne qu’il ne connaît pas assez bien pour que son acte ait de l’importance. On ne devrait jamais tuer comme on se mouche. La mort est une chose suffisamment grave pour qu’elle touche celui qui la cause.