Dès le lever du jour, nous avions déclenché le signal. La vedette n’arriva que six heures plus tard. Ce furent des heures agréables ; nous avions bavardé et regardé le paysage sans toutefois relâcher notre vigilance. J’avais lancé des morceaux de nourriture à un petit rongeur qui se faufilait entre les rochers en poussant des piaillements aigus.
Quand la vedette arriva, nous montâmes à bord avec nos chevaux. M. Pizarro était là, notant les noms de ceux qui arrivaient. Nous étions les sixième et septième.
« Je vais aller voir Georges en haut, » dis-je à Jimmy.
— « D’accord. Pendant ce temps, je raconterai à M. Pizarro ce qui nous est arrivé. »
Nous pensions qu’ils devaient être mis au courant. Certaines de nos aventures avaient été bien plus dangereuses qu’il n’était prévu, et nous n’avions nullement été préparés à cela.
« Mes félicitations, adulte ! » me dit Georges dès qu’il m’aperçut. « Je savais que tu réussirais. »
— « Bonjour, Georges. Dites-moi, avez-vous eu des ennuis pour récupérer les autres ? »
— « Des ennuis, non ; mais je suis quand même un peu inquiet. Tenez, regardez. » Il me montra l’écran quadrillé lui servant à repérer les signaux. Il n’y avait pas vingt-neuf points lumineux, loin de là. Je les comptais. Il y en avait douze, en tout et pour tout.
« Le dernier témoin s’est allumé il y a deux heures, » continua Georges. « Je crains bien qu’il n’y en ait guère davantage. »
Je lui racontai brièvement ce qui nous était arrivé. Je restai avec Georges pendant qu’on se posait pour prendre Venie Morlock, puis deux autres qui faisaient équipe ensemble. Après, j’allai rejoindre Jimmy en bas.
« On en a encore six à prendre, » lui dis-je. « Et regarde combien nous sommes peu nombreux ! »
— « À ce point-là ? » dit Jimmy. « Je me demande ce que le Conseil va dire. »
Nous étions dix à bord. Jimmy, Venie et moi étions là, mais il manquait encore Att, Helen et Riggy.
Soudain, la voix de Georges retentit dans les haut-parleurs. Après avoir demandé le silence, il dit : « Écoutez-moi bien. Un des nôtres est juste en dessous de nous. Je ne sais pas qui, mais, ce qui est certain, c’est qu’on lui tire dessus. Il va falloir l’aider. Je vous donne deux minutes pour prendre vos armes et vous préparer ; ensuite, je me pose. Je vous veux tous dehors pour le couvrir avec vos armes. »
La plupart d’entre nous avaient encore leurs armes. Je pris mon pistolet et le chargeai moi-même pour la première fois. Nous étions onze, en comptant M. Pizarro, et il y avait quatre rampes d’accès. Jimmy, moi et Jack Fernandez-Fragoso choisîmes la même. Georges fonça vers le sol, puis, freinant son mouvement, se posa, léger comme une plume, et abaissa les rampes.
Nous bondîmes en avant, Jack à gauche, Jimmy au milieu et moi sur la droite. Nous étions au sommet d’une butte boisée ; mon élan et la forte pente de la rampe me firent tomber à plat ventre, ce qui était exactement ce que je désirais. Je me laissai rouler à l’abri d’un arbre ; j’entrevis Jimmy, à moitié caché par un buisson.
Ici, à des centaines de kilomètres de l’endroit où nous avions été recueillis, il bruinait et le ciel était d’un gris familier. Derrière la vedette, on entendait des coups de feu : on tirait aussi sur le flanc de la colline. Notre garçon était accroupi, une cinquantaine de mètres plus bas, entre quelques rochers qui auraient tout juste pu protéger le petit rongeur auquel j’avais donné à manger le matin même. C’était Riggy Allen, et il se battait courageusement, son pistolet à ultra-sons à la main. Quelques dizaines de mètres au-dessus de lui, j’entrevis le cadavre de son cheval.
Ses attaquants, ceux du moins qui ne nous étaient pas cachés par la vedette, étaient embusqués derrière des rochers et des arbres, qui les cachaient certes à la vue de Riggy, mais pas à la nôtre.
Je vis tout cela en l’espace de quelques secondes, puis levai mon pistolet et tirai, visant un homme armé d’une carabine. La distance était plus grande que je l’avais estimée, et la balle laboura la terre à plus de deux mètres devant l’homme. Néanmoins, celui-ci eut un mouvement de recul et baissa son arme.
C’était la première fois que je tirais. Le pistolet avait eu un fort mouvement de recul et fait un bruit considérable. Dans un sens, c’était assez satisfaisant. Les pistolets à ultrasons sont silencieux et, si l’on rate sa cible, votre coup ne laisse généralement aucune trace, sinon peut-être une feuille jaunie et ratatinée. Mais, avec ce pistolet à balles, il y a suffisamment de bruit et de mouvement pour que l’on soit conscient de faire quelque chose ; si l’on rate, on soulève au moins de la poussière ou on frappe un arbre avec bruit, et cela suffit généralement à faire fuir l’adversaire.
Je visai plus haut, espaçant bien mes coups. Jimmy faisait de même. Nous ne touchâmes sans doute personne, mais les coups de feu cessèrent. Prompt à profiter de l’occasion, Riggy se leva et courut vers la vedette. Puis, mon pistolet fit un cliquetis révélateur : le chargeur était vide. Bientôt, celui de Jimmy le fut également. Jack continua à tirer, mais, excepté une fois où il brûla un des hommes au bras, son arme ne fit guère d’effet. Dès que le silence se fut fait, les ennemis montrèrent de nouveau leurs têtes et se remirent à tirer. Riggy s’était mis à plat ventre derrière le cadavre de son cheval.
Entre-temps, j’avais pu recharger mon arme, et je recommençai à tirer. Jimmy s’y remit aussi. Profitant de l’accalmie, Riggy se releva et se mit à courir. Je réfléchis clairement à la situation et m’arrêtai de tirer jusqu’à ce que le chargeur de Jimmy fût vide. Je me remis alors à tirer, régulièrement, ne prenant même pas la peine de viser – peu m’importait si je touchais quelque chose, du moment qu’ils ne relevaient pas leurs têtes.
Lorsque mon chargeur fut vide à son tour, Jimmy prit la relève. Riggy était enfin arrivé à la rampe. Il la monta en courant et se jeta à plat ventre, puis se remit lui aussi à tirer. Je fis retraite vers la vedette, suivie par Jack, puis par Jimmy. Lorsque nous fûmes tous entrés, je criai à Georges de relever la rampe. Il avait dû nous voir arriver, car elle se releva aussitôt, et se verrouilla automatiquement.
J’entendis qu’on tirait toujours de l’autre côté. Je bondis à travers la rotonde ; en trébuchant sur une chaise, je faillis me casser le cou.
Arrivée devant une des rampes encore abaissées, je me mis de nouveau à plat ventre et cherchai une cible des yeux, puis me remis à tirer. Les trois compagnons que je couvrais se mirent à courir vers la vedette. L’un d’eux monta la rampe et se faufila à l’intérieur, bientôt suivi d’un deuxième. À ce moment, j’entendis Jimmy crier à Georges de remonter la rampe où il se trouvait. Puis, le troisième arriva – c’était Venie Morlock. Au passage, je ne pus résister à l’envie de lui faire un croche-pied.
Venie me jeta un regard venimeux :
« Pourquoi as-tu fait cela ? »
— « Tu risquais de te faire tirer dessus, » mentis-je.
Un instant plus tard, j’entendis Jack demander que l’on relève la dernière rampe. La dernière vision que j’eus de Tintera fut celle d’un flanc de colline détrempé par la pluie et d’hommes faisant tout leur possible pour nous tuer. Cela me parut parfaitement approprié.
Cette fois, Riggy s’en était tiré sain et sauf, mais il avait au bras une grande estafilade qui commençait juste à se cicatriser. Voilà où mène la politique de la tortue, du moins sur Tintera. Riggy me raconta qu’un jour, dans la forêt, alors qu’il ne faisait rien de particulier, un Losel lui avait sauté dessus par-derrière. Cela vous paraîtra peut-être convaincant, mais c’est que vous ne connaissez pas Riggy. À mon avis, les choses se seraient plutôt passées ainsi : un jour, dans la forêt, un Losel se promenait tranquillement, lorsque Riggy sortit brusquement d’un fourré pour lui faire peur. Cela ressemblerait davantage à son caractère.