« Où as-tu trouvé ce pistolet ? » me demanda-t-il. « Je peux le regarder ? » Après l’avoir examiné un moment, il me demanda : « Dis, tu ne voudrais pas par hasard l’échanger contre quelque chose ? »
— « Tu peux le garder, Riggy, » lui dis-je. « Il est à toi. » Je n’y tenais pas particulièrement ; je savais que je ne m’en servirais plus, et il ne me fascinait pas du tout.
Seuls douze des nôtres étaient revenus à bord. Dix-sept manquaient à l’appel – morts ou dans l’incapacité d’utiliser leur signal. J’y repensais pendant le voyage du retour, et je comptais le nombre de fois où j’avais été en danger de mort. J’en trouvais un minimum de cinq. En admettant que, chaque fois, on eût neuf chances sur dix de s’en tirer, cela ne fait guère que six chances sur dix en tout – cinquante-neuf sur cent, pour être précis. Si tous avaient eu des expériences analogues, il n’était pas étonnant que dix-sept des nôtres ne fussent pas revenus. Malheureusement, Att faisait partie de ces dix-sept là.
À notre arrivée au Vaisseau, des gens nous attendaient pour s’occuper de nos chevaux. Nous passâmes rapidement par la décontamination, puis l’on nous conduisit à la salle de réception. Les murs étaient couverts de décorations de Nouvel An, et des mobiles étincelants tournoyaient au-dessus de nos têtes. Il y avait même un orchestre, et papa était là, venu nous souhaiter officiellement la bienvenue. Il me serra la main, comme à tous les autres.
Les parents étaient là aussi. Il y avait maman, et aussi la maman de Jimmy, accompagnée de son mari, et son papa, accompagné de sa femme. J’aperçus également la maman de Att.
« Excuse-moi un moment, » dis-je à Jimmy.
Je m’approchai d’elle et lui dis : « Je suis désolée, mais Att n’est pas avec nous. » Je ne savais que dire d’autre. J’aurais aimé pouvoir lui exprimer mes sentiments, de sorte à ne pas lui faire de peine, mais cela me faisait de la peine à moi-même de savoir qu’il ne reviendrait pas, et, en plus, cela me faisait mal de le lui dire. Elle avait dû s’en apercevoir, d’ailleurs, en ne le voyant pas avec nous. Elle se mit à pleurer et posa un instant la main sur mon épaule, puis se détourna.
J’allai voir maman. Elle me prit la main en souriant.
« Je suis heureuse que tu sois de retour, » me dit-elle, puis elle aussi se mit à pleurer, et se détourna.
Papa s’éclipsa un instant et vint me serrer dans ses bras. Posant sa main sur ma tête comme pour me mesurer, il me dit : « Ma parole ! je crois que tu as encore grandi, Mia ! »
Je hochai affirmativement la tête ; moi aussi j’avais l’impression d’avoir grandi. Et j’étais très heureuse de me retrouver chez moi.
20
J’ai toujours détesté le mot maturité, surtout, je pense, parce qu’on s’en sert trop souvent comme d’un gourdin. Quand vous faites quelque chose qui ne plaît pas à quelqu’un, il dit que vous manquez de maturité, quels que puissent être les mérites de votre action. Par ailleurs, il me semble que ce que l’on appelle maturité est trop souvent un refus de s’engager dans la vie. Si vous vous mesurez à la vie face à face, vous ferez sans doute des erreurs ou vous direz des choses que vous regretterez par la suite, et vous commettrez nombre de maladresses. Mais les gens “mûrs”, qui vivent sans une seule fausse note, sans la moindre maladresse, sacrifient tout le côté original et créateur de la vie. Ils ne connaissent ni les vrais succès ni les vraies faillites. Cela ne me dit rien, et voilà pourquoi j’ai toujours refusé d’accepter l’image que l’on donne généralement de la maturité.
Ce n’est qu’après mon retour de l’Épreuve que je me fis une idée personnelle de ce qu’était la véritable maturité. La maturité est la capacité d’extraire des bribes de vérité des mensonges et des faussetés avec lesquelles on a grandi. Il est facile, à notre époque, de voir que les guerres religieuses du passé étaient dénuées de fondement, de voir que le capitalisme en lui-même n’était pas mauvais, que l’honneur ne justifie généralement pas que l’on tue, que le nationalisme n’avait en fait plus aucune signification au XXe siècle, et qu’une cravate bien nouée n’a que peu de rapports avec la valeur d’un individu. Mais il est plus difficile de jeter le même regard critique sur les folies de l’époque où l’on vit, surtout si on les a acceptées sans les mettre en question depuis qu’on est né. Tout le reste mis à part, si vous ne tentez pas au moins de faire cela, vous n’êtes pas mûr.
Je parvins à cette conclusion après avoir assisté à la réunion de l’Assemblée consacrée à la question de Tintera. Ce que nous avions vécu choqua beaucoup de gens, et notre description de Tintera fut pour eux comme un aperçu de l’enfer. Les habitants de Tintera pratiquaient la libre natalité (même maintenant, je dois dire que l’idée ne me plaît nullement). Ils étaient (peut-être) des esclavagistes. Par on ne sait quelle ruse, ils avaient réussi à se procurer une vedette et comptaient s’en servir contre nous. Et, pour finir, ils avaient tué une proportion sans précédent de jeunes gens et de jeunes filles du Vaisseau. Mourir pendant l’Épreuve, c’est une chose ; mais voir ses enfants assassinés par des bouseux, ce n’est pas du tout pareil.
Dès la première soirée de notre retour, des rumeurs commencèrent à se répandre. Le lendemain, le Conseil se réunit, et décida de diffuser dans tout le Vaisseau un exposé complet de ce qui s’était réellement passé. Pour la plupart des gens, cet exposé parut pire encore que les rumeurs.
J’étais venue témoigner avec les autres devant le Conseil, et je voyais bien que ce que nous leur disions les tracassait beaucoup. Le Conseil conclut qu’une décision majeure s’imposait sans tarder, et il décida de réunir l’Assemblée le surlendemain.
Tous les adultes étaient là, sauf ceux qui étaient de garde pour assurer le fonctionnement de la sécurité du Vaisseau. Les douze survivants de Tintera, ainsi que M. Pizarro et Georges Fuhonin, siégeaient sur l’estrade, aux côtés du Conseil.
À l’heure prévue, papa se leva et prit la parole. Il commença par s’excuser de les avoir réunis en cette période de fêtes. « Toutefois, » continua-t-il, « je sais que la plupart d’entre vous ont suivi les débats sur Tintera à la vidéo et sont conscients de la gravité du problème. Il y a un mois, un groupe de nos enfants a été déposé sur cette planète pour y subir l’Épreuve. Ils vont vous dire, exactement comme ils l’ont dit au Conseil, ce qu’ils y ont vu et vécu. Lorsqu’ils auront terminé, nous passerons aux questions et à la discussion. »
Les auditeurs étaient déjà au courant des faits, mais, cette fois, ils les entendirent de notre propre bouche. Mon témoignage porta principalement sur la libre natalité. Je leur dis exactement ce que j’avais vu. Ensuite, Jack Fernandez-Fragoso leur parla des Losels. Jimmy aborda surtout la question de la vedette capturée. L’un après l’autre, nous racontâmes ce que nous avions vu ; parfois, papa nous posait des questions pour obtenir des précisions. M. Pizarro et Georges Fuhonin ajoutèrent leurs témoignages aux nôtres. Lorsque nous eûmes terminé, on passa aux questions. M. Tubman donna la parole à un petit homme assis sur les gradins supérieurs, à gauche. Son image apparut sur l’écran, et les haut-parleurs diffusèrent sa voix.