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« Vous n’ignorez certainement pas que je suis en désaccord avec M. Persson sur tous les points. Premièrement, la responsabilité de ce que ces gens sont devenus – des partisans de la libre natalité, peut-être des esclavagistes, certainement des assassins en puissance – leur incombe, et pas à nous. Ils sont le produit de la même histoire que nous et, s’ils ont oublié cette histoire, nous ne sommes pas tenus de la leur rappeler. Nous ne devons pas les juger d’après ce qu’ils auraient pu, ou dû, devenir, mais d’après ce qu’ils sont et d’après ce qu’ils veulent devenir. Ils représentent une menace, pour nous et pour tout le reste de la race humaine. J’ai la conviction que la seule possibilité qui nous soit ouverte est de les détruire. Si nous ne le faisons pas, alors, et alors seulement, aurons-nous des raisons de nous blâmer. Notre position est vulnérable ; l’existence du Vaisseau tient à un équilibre précaire, et la moindre erreur peut causer notre perte. Tintera est arriérée, certes, mais elle ne le restera pas toujours. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. On ne stoppe pas un cancer, et une planète qui pratique la libre natalité est un cancer. Si l’on ne détruit pas le cancer, il ne cessera de croître, jusqu’à ce qu’il ait détruit l’organisme qui le porte. Tintera est un cancer. Il faut la détruire.

» Quant à l’ensemble de notre politique planétaire, je ne pense pas qu’elle ait besoin de nouvelles justifications. Les raisons qui la motivèrent à l’origine sont évidentes, et elles n’ont pas changé. Nous vivons dans un équilibre précaire et artificiel, mais nous avons des raisons de vivre comme nous le faisons. Si nous abandonnions les Vaisseaux pour nous installer sur une ou plusieurs planètes, pour une grande partie le savoir que nous avons préservé et développé serait irrémédiablement perdu ou mutilé. Si nous nous installions dans une des colonies, nous n’y serions qu’une infime minorité dont la voix ne pourrait se faire entendre. De plus, compte tenu des exigences matérielles dans des conditions de vie primitives – et même la plus évoluée des planètes est encore fort primitive – combien de temps nous resterait-il pour les arts, les sciences et l’étude ? Cela exige du temps, et le temps est rare dans les colonies. Et nombre de choses qui nous entourent devraient être abandonnées ici, faute de pouvoir être transportées, et nous ne pourrions les reproduire sur aucune planète. Elles seraient perdues à jamais.

» Nous vivons dans un équilibre précaire. Nous utilisons et ré-utilisons, mais nous finissons par perdre des matériaux que nous ne pouvons remplacer par nos propres moyens.

» Nous dépendons donc des colonies pour notre survie. C’est un fait. Un fait irréfutable. Et, pour obtenir ce dont nous avons besoin pour notre survie, nous devons donner quelque chose en échange. Or la seule monnaie d’échange que nous possédions est notre savoir. Nous ne pouvons pas en faire cadeau, comme M. Persson vient de le suggérer. C’est notre seule monnaie d’échange, je le répète ; sans elle, nous ne pourrions pas continuer à vivre comme nous le faisons. La seule et unique alternative à notre politique actuelle est d’abandonner le Vaisseau. Et cela, je ne le veux pas. Le voulez-vous ? »

De nouveau, les applaudissements fusèrent. Je me demandai si ceux qui applaudissaient étaient les mêmes qui avaient applaudi M. Persson. Lorsqu’ils se furent calmés, ce dernier reprit la parole :

« Je conteste formellement les conclusions de M. Laflèche ! Non, ce n’est pas l’unique alternative ! Certes, nous vivons dans un équilibre précaire. Certes, nous remplissons une fonction nécessaire que nous ne pouvons ni ne devons abandonner. J’ai néanmoins la certitude que les colons, nos cohéritiers, méritent davantage que ce que nous leur donnons. Quelle que soit notre décision à l’encontre de Tintera, sa situation actuelle est tragique et constitue une condamnation de notre politique. Il existe d’autres solutions à cette politique. Sans même approfondir la question, il m’en vient deux à l’esprit, chacune d’elles étant préférable à notre politique actuelle.

» Notre état de dépendance envers les colonies est artificiel. Nous nous enorgueillissons de notre capacité à survivre et de notre force physique et mentale. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Pas grand-chose, car nous ne faisons guère usage de notre force ! Nous pourrions explorer une planète et extraire nous-mêmes les matériaux bruts dont nous avons besoin. Ou, alors, nous pourrions utiliser nos hautes capacités scientifiques, dont nous sommes si fiers, pour devenir réellement indépendants à l’égard des planètes, en apprenant à synthétiser tout ce qu’il nous faut ; alors, nous nous suffirions réellement à nous-mêmes ! Aucune de ces solutions ne nous empêcherait de faire ce que nous aurions dû accepter depuis longtemps : partager notre savoir, aider la totalité de la race humaine à évoluer.

» Je nous accuse. Je nous accuse de paresse. Nous refusons de répondre aux défis qui se présentent à nous. Nous nous laissons mollement aller à une vie de loisirs, et nous vivons bien au-dessous de nos capacités. Nous pourrions être bien plus que ce que nous sommes. À mes yeux, cela constitue un péché. C’est un affront envers Dieu et, plus encore, un affront envers nous-mêmes. Je ne connais rien de plus triste, de plus décevant, que de savoir que l’on pourrait être davantage que ce que l’on est mais de se refuser à faire l’effort que cela exige. Nous pourrions aider nos frères à sortir de la vie misérable et désespérée qu’ils mènent. Ne désirez-vous pas cela ? Plus encore, j’affirme qu’il vaudrait mieux ne pas s’occuper d’eux du tout que de poursuivre notre politique paternaliste et répressive !

» Nous avons le pouvoir d’explorer les étoiles. Si nous étions prêts à en courir le risque, nous pourrions aller jusqu’au bout de la galaxie. C’est en notre pouvoir. Et cela ajouterait certainement à notre savoir – ce savoir auquel nous tenons tant.

» Mais, au lieu de cela, nous menons une existence de parasites. Pouvons-nous nous contenter de cet état de choses ? »

Le débat se poursuivit encore deux heures. Les discussions entre les membres de l’Assemblée furent parfois très dures. Un orateur fit observer qu’un des signes de la stérilité de notre vie était l’absence quasi totale d’art dans le Vaisseau.

M. Lemuel Carpentier se leva pour lui porter la contradiction. À cette occasion, M. Mbele prit la parole, pour la première et la dernière fois de la soirée. S’inclinant cérémonieusement devant M. Carpentier, il lui dit simplement : « Monsieur, vous faites erreur, » puis il se rassit.

À la fin, les options étaient si nettes que chacun savait dans quel camp il se plaçait. Mon père se leva alors et demanda que l’on mette fin aux débats : « Tout semble parfaitement clair. Tout ce que l’on pourra dire ne fera que répéter ce qui a déjà été exposé. Il me semble par conséquent inutile de prolonger la discussion, et je propose que l’on passe au vote. La question fondamentale semble être « Que ferons-nous de Tintera ? » C’est pour la résoudre que nous nous étions réunis. Ceux qui soutiennent la politique de M. Persson – action purement défensive et je ne sais quoi d’autre, rééducation, peut-être ? – voteront également pour une modification fondamentale de la façon dont nous vivons, selon les perspectives esquissées par M. Persson, ou, selon d’autres, similaires. Ceux qui voteront avec moi pour la destruction de Tintera voteront également pour le maintien de la ligne politique que nous n’avons cessé de suivre depuis cent soixante ans. Mon analyse de la situation vous paraît-elle exacte, monsieur Persson ? »

— « Absolument ! Je voterai en faveur de votre motion. »