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« Acceptez-vous ma motion pour un vote sur ce sujet ? »

L’immense majorité de l’Assemblée acquiesça.

« La motion est acceptée. Le vote sera : Faut-il détruire Tintera ? Tous ceux qui sont en faveur de cette mesure voteront “oui”. Ceux qui lui sont opposés voteront “non”. Contrôleur, procédez au vote. »

J’appuyai sur un bouton. De nouveau, les chiffres des “oui” apparurent en vert sur l’écran, et ceux des “non” en rouge. Le résultat fut 16 408 voix contre 10 489. Tintera était condamnée à disparaître.

Quelques minutes après la salle commença à se vider, mais Jimmy et moi ne partîmes pas immédiatement. Je vis que M. Mbele se frayait un chemin vers nous. Il alla vers le bureau du président et regarda papa un long moment, sans rien dire. Papa mettait de l’ordre dans ses papiers.

M. Mbele parla : « Nous voilà donc revenus aux jours de la « discipline morale ». Je croyais que tout cela était bien loin derrière nous. »

— « Vous auriez pu faire valoir cet argument, Joseph, » lui répondit papa. « Dans le cas présent, je pense que la “discipline morale”, si vous tenez à vous servir de ce vieux cliché…»

— « Euphémisme. »

— « De ce vieil euphémisme, si vous préférez. Je pense que, dans ce cas, c’était justifié par les circonstances. »

— « Je sais que vous pensez cela. »

— « Vous auriez pu prendre la parole. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »

M. Mbele secoua la tête en souriant. « Non, aujourd’hui cela n’aurait servi à rien. Les choses ne changent pas si vite. Il faudra attendre la nouvelle génération. » Il désigna Jimmy de la tête. « Demandez-lui comment il a voté. »

Il connaissait Jimmy, et n’avait aucun doute sur ce qu’il avait choisi.

— « C’est inutile, » dit papa. « Je sais parfaitement comment ils ont voté. Cela fait trois jours que nous en discutons avec Mia, et nous savons que nous ne sommes pas d’accord. Ai-je eu tort de la mettre entre vos mains ? »

M. Mbele parut surpris. Il me regarda en haussant les sourcils.

— « Je ne pense pas y avoir été pour quelque chose. S’il en était ainsi, vous auriez voté contre votre propre opinion. Non, ce sont les temps qui changent. Je l’espère, du moins. »

Sur ce, il nous tourna le dos et s’en alla.

« Jimmy vient m’aider à faire mes valises, » dis-je à papa.

— « Très bien. À tout à l’heure. »

Je quittais l’appartement. La décision avait été prise il y avait quelques jours déjà. Ce n’était pas seulement parce que nous ne pensions pas du tout de la même façon. Il m’avait demandé, d’ailleurs, si notre désaccord au sujet de Tintera n’était pas pour quelque chose dans ma décision.

« Non, » avais-je répondu. « Mais je crois qu’il vaut mieux que je parte. De toute façon, maman va revenir. »

— « Comment le savais-tu ? »

— « Je le savais, voilà tout, » lui répondis-je en souriant.

Comme maman revenait, je savais qu’il était temps que je parte. En tout état de cause, j’étais devenue une adulte, et il était temps que je cesse de tenir la main de papa.

Je n’avais pourtant pas été entièrement sincère avec lui, et je pense qu’il l’avait senti. Nous ne voyions plus les choses sous le même angle. Je n’aimais pas la manière d’agir de papa. Et vivre ensemble, dans le même appartement, ce n’aurait plus été pareil. J’avais changé, mais ce n’était pas seulement à cause de M. Mbele. C’était un tas de choses : des expériences, des gens, y compris papa lui-même. S’il ne nous avait pas fait vivre à Géo, il est hors de doute que j’aurais voté différemment – si, par miracle, j’avais survécu à l’Épreuve.

Au moment où Jimmy et moi sortions, j’entendis papa appeler Georges : « Venez, le Conseil aimerait vous parler avant votre départ. »

« Tu étais assis à côté de Georges, » dis-je à Jimmy. « Comment a-t-il voté ? »

— « Il a voté pour. »

— « C’est lui qu’ils vont y envoyer, tu sais. »

— « Je sais. »

Ce que je ne pouvais comprendre, c’était que des personnes aussi gentilles et aussi distinguées que Georges ou que papa puissent de sang-froid décider de détruire un monde entier peuplé d’hommes et de femmes. Je ne le comprenais pas parce que, au cours de ces dernières semaines, mon univers s’était suffisamment élargi pour y inclure les bouseux et autres “inférieurs”, et que j’avais appris à y pleurer un mort. Je ne voulais pas que Tintera fût détruite ; tout simplement, je ne le voulais pas. Papa avait tort. J’avais vécu ma période d’aveuglement moral, et, maintenant, j’en étais sortie. Il ne m’était plus possible de comprendre ce que j’avais été, et si je ne pouvais pas davantage comprendre Georges et papa.

Cinq années ont passé depuis, et je ne comprends toujours pas vraiment. Il m’avait fallu atteindre l’âge de douze ans pour apprendre que le monde ne s’arrête pas aux limites d’un quartier. Ailleurs vivent d’autres hommes et femmes. Il ne s’arrête pas davantage aux limites du Quatrième Niveau. Il avait fallu deux ans de plus pour appliquer vraiment cette leçon et comprendre que le monde ne s’arrête pas aux limites du Vaisseau. Celui qui veut accepter la vie doit accepter l’univers tout entier. L’univers est peuplé de gens, d’hommes et de femmes, et il n’y a pas un seul figurant parmi eux.

J’envie les gens comme Jimmy, qui savent cela sans jamais avoir eu besoin de l’apprendre. Jimmy prétend que lui aussi a dû l’apprendre, mais je ne le crois pas.

Papa, Georges et les quelque seize mille habitants du Vaisseau qui avaient voté “oui” n’avaient pas le droit de détruire Tintera. On n’a jamais le droit de tuer des millions de gens que l’on ne connaît pas personnellement. Intellectuellement, je savais depuis longtemps que la capacité de faire une chose ne vous donne pas pour autant le droit de la faire – je n’ai jamais aimé la philosophie de la puissance. Nous étions sans doute capables de punir Tintera, mais de qui pouvions-nous tenir ce droit ? De toute façon, nous l’avons fait, car personne n’était là pour nous en empêcher, mais nous avons eu tort.

La veillée du Nouvel An termine les fêtes de fin d’année, et on la célèbre avec un éclat particulier. Dans tous les coins des Niveaux résidentiels, on fêtait la nouvelle année. Je devais rejoindre Jimmy à une réception donnée par Helen Pak, mais je n’y allai pas.

Georges était quelque part, en train d’éliminer Tintera, et je ne me sentais pas d’humeur à participer à des réjouissances. Bonne année 2200 à tous !

J’étais descendue au Troisième Niveau, et j’avais traversé le quartier Lev jusqu’à la porte 5. Après m’être promenée quelque temps dans le parc, je courus me mettre à l’abri, car la précipitation quotidienne se déclenchait. J’allai m’asseoir dans le bâtiment que je connaissais bien, pour y avoir rangé mes affaires pendant une année et demie avant d’être promue à ce rang exalté qui me donnait le droit de “discipliner moralement” tous les méchants de l’univers.

Seule une faible lumière venait de la porte 5. Il faisait agréablement frais et la pluie tambourinait régulièrement sur le toit. C’était une belle nuit ; j’en avais rarement connu de plus belle. Qu’il faisait bon vivre ! Ce fut là que Jimmy finit par me découvrir, assise dans le noir à chantonner doucement. Je le vis apparaître à la porte, puis courir sous la pluie. Je fus frappée par sa taille ; il avait beaucoup grandi.

Il s’assit à côté de moi et me dit : « Je pensais bien te trouver ici. Tu es déprimée ? »