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Un synthétiseur – ce que je veux devenir – en revanche, c’est celui qui vient admirer la pièce bien rangée, juge de l’harmonie de tel objet ou de tel livre, s’ils seraient mieux à leur place dans l’appartement voisin ou dans celui d’en face et combien ils y seraient plus utiles, et il le signale. Sans l’ordinologiste, le synthétiseur n’aurait aucune base pour se mettre au travail. Et réciproquement, bien sûr, s’il n’y avait pas de synthétiseur, l’ordinologiste n’aurait aucune raison de faire son travail, car il ne serait d’aucune utilité à quiconque.

Il n’y a jamais eu beaucoup de gens doués pour ces deux métiers. Pour rassembler et ordonner d’innombrables vieilles bribes d’information, il faut de la cervelle, de l’instinct et de la chance. Rares sont ceux qui possèdent ces trois qualités réunies.

« Que savez-vous au juste de l’ordinologie ? » demanda M. Mbele à Jimmy.

— « De première main, pas grand-chose. » Et Jimmy ajouta, non sans fierté : « Mon grand-père était ordinologiste. »

— « Certes, » dit M. Mbele, « et l’un des meilleurs. Vous ne devriez pas vous sentir gêné de suivre son exemple, à moins d’être un raté complet, ce qui n’est certainement pas le cas ! »

Il réfléchit un moment, puis ajouta : « Je n’aime pas beaucoup suivre les usages établis simplement parce qu’ils le sont. Si vous me promettez de ne le dire à personne, je vais essayer de m’arranger pour vous montrer ce que l’ordinologie est vraiment, cela vous donnera une base pour fonder votre décision. Cela vous va ? »

Il était évident que M. Mbele ne serait pas un directeur d’études orthodoxe. Ce qu’il venait de proposer à Jimmy est généralement impossible avant d’avoir quatorze ans et d’être revenu de l’Épreuve.

« Oh oui ! » dit Jimmy en souriant. « Merci ! »

M. Mbele se tourna vers moi.

« Eh bien, comment vous plaisez-vous au Cinquième Niveau ? »

— « Je ne pense pas que je m’y plairai beaucoup, » répondis-je.

Jimmy Dentremont me glissa un regard en coin. Il ne s’attendait sans doute pas à cela.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » s’inquiéta M. Mbele.

— « Depuis notre arrivée, nous n’avons pas eu un moment de tranquillité. La maison est toujours pleine d’étrangers. On n’a plus aucune intimité. Ce n’était jamais comme ça à Alfing, vous pouvez me croire. »

M. Mbele sourit largement.

— « Il ne faut pas en blâmer le quartier Géo. C’est toujours ainsi quand quelqu’un devient président. D’ici quelques semaines, nos concitoyens se seront habitués, et tout redeviendra normal. Vous verrez. »

Nous parlâmes encore quelques minutes, puis Mme Mbele nous apporta à manger. Elle était sensiblement plus jeune que son mari, mais pas vraiment jeune, bien sûr. C’était une femme grande et large, au visage rond et aux cheveux châtains. Elle semblait fort gentille.

Pendant le repas, nous décidâmes de nous voir le lundi, le jeudi après-midi et le vendredi soir, avec possibilité de modifications en cas de nécessité.

Juste avant de prendre congé, M. Mbele nous dit encore : « Je tiens avant tout à ce qu’il soit parfaitement clair que je pense que votre but est d’apprendre, et que je suis là pour vous y aider, ou, au besoin, pour vous y contraindre, mais je doute que ce soit nécessaire. Tout ce qui entrave ce but fondamental – rédiger des rapports sur vos progrès, remplir des formulaires, suivre les programmes, etc. – m’intéresse extraordinairement peu. Si vous désirez étudier un certain sujet et que vous ayez suffisamment de connaissances générales pour cela, je suis prêt à vous aider, que cela fasse ou non partie de votre programme théorique. Et si vos connaissances générales sont insuffisantes, je suis prêt à combler vos lacunes. En échange, je vous demande de me rendre un service. Cela fait de longues années que je n’ai plus été directeur d’études, et je compte sur vous pour me faire remarquer chaque fois que je négligerais de respecter un quelconque rituel ayant une importance essentielle aux yeux de M. Quince. Ce marché vous semble-t-il juste ? »

En dépit de la loyauté que je devais à mon père, je m’aperçus que je trouvais ce M. Mbele fort sympathique. J’étais très contente d’avoir la chance de travailler sous sa direction bien que je ne pusse le reconnaître publiquement.

Nous avions regagné les passages publics et rentrions chez nous lorsque Jimmy me dit soudain : « Arrête ! »

Il se planta face à moi et continua : « Il faut que tu me promettes une chose. Ne dis à personne ce que tu as appris sur grand-père ni que je veux devenir ordinologiste. »

— « Cela fait deux choses, » lui fis-je remarquer.

— « Ne plaisante pas, c’est sérieux ! » me dit-il sur un ton implorant. « Les autres gosses ne me laisseraient pas en paix s’ils savaient que je veux exercer un métier sortant tellement de l’ordinaire. »

— « Et moi, je veux devenir synthétiseur, » répliquai-je. « Je ne dirai rien sur toi tant que tu ne diras rien sur moi. »

C’était pour nous un engagement solennel. Par la suite, rien de ce qui se passa dans l’appartement de M. Mbele ne devint jamais public. C’était un peu comme une oasis au milieu du désert de l’ignorance, tant des enfants que des adultes. Une oasis où nous pouvions exprimer ce que nous pensions sans nous voir dénigrés, ridiculisés ou piétinés, même quand nous l’aurions mérité. Un tel lieu est inestimable.

« Tu sais, » reprit Jimmy, « je suis content qu’on m’ait changé, maintenant. Je crois que je serai très heureux d’étudier sous la direction de M. Mbele. »

— « Oui, je dois dire qu’il n’est pas comme les autres, » admis-je prudemment.

Lorsque quelqu’un nous interrogeait sur notre directeur d’études, nous n’en dîmes jamais davantage.

Je ne pus voir papa que lorsqu’il eut fermé son bureau. Pour être plus précis, il fermait la porte d’entrée de notre living à cinq heures, pour que personne ne puisse plus entrer, et à onze heures, ou un peu avant, il avait fini de recevoir tous ceux qui attendaient.

« Papa ! » m’exclamai-je. « Sais-tu que mon nouveau directeur d’études est Joseph Mbele ! »

— « Mmm… je sais, » dit-il simplement en finissant de ranger ses papiers.

— « Tu le savais ? » dis-je avec stupéfaction. Je m’assis sur une chaise à côté de lui.

— « Oui. En fait, il a accepté de te prendre pour m’obliger. Je lui avais demandé cette faveur. »

— « Mais je croyais que vous étiez… ennemis…»

Comme je l’ai déjà dit une fois, je ne comprends pas très bien, papa. Personnellement, je ne suis pas charitable. Quand je suis contre quelqu’un, je suis contre lui. Mais quand papa est contre quelqu’un, il lui demande de devenir mon directeur d’études !

« Nous sommes en effet en désaccord sur certains points, » précisa papa. « Selon moi, son attitude à l’égard des colonies est totalement erronée. Mais cela ne fait pas de lui un idiot ni un scélérat. Je doute sincèrement que son enseignement puisse te nuire en quoi que ce soit. Il ne m’a fait aucun mal quand j’ai étudié la philosophie sociale sous sa direction il y a soixante ans. »

— « La philosophie sociale ? »

— « Oui, c’est son principal sujet de recherches. » (Il sourit.) « Je ne t’aurais pas fait étudier sous la direction d’un homme qui n’aurait rien à t’apprendre. Je pense qu’une bonne dose de philosophie sociale ne te fera pas de mal. »