Tout ce que je trouvai à dire fut : « Ah ! »
Je peux en tout cas dire une chose en faveur de M. Mbele. Il n’a pas haussé les sourcils en voyant mon œil poché. Sa femme non plus d’ailleurs. C’est une attitude que j’apprécie fort.
Quand même, papa aurait pu me prévenir. Évidemment, je trouvais M. Mbele sympathique, mais, au début, cela m’aurait épargné certaines pensées peu charitables.
3
Un soir, deux semaines après le déménagement, j’allai dire à papa que le dîner était prêt. Il était dans son bureau et parlait à la vidéo avec M. Persson, un autre membre du Conseil.
Sur l’écran, M. Persson soupira : « Je sais, je sais. Mais je n’aime pas faire des exemples. Si elle désirait tellement un autre enfant, pourquoi n’est-elle pas devenue surveillante de dortoir ? »
— « Maintenant que le bébé est en train, c’est un peu tard pour lui donner ce conseil ! » dit papa sèchement.
— « Sans doute, oui. Mais cependant on pourrait la faire avorter et lui donner un simple avertissement. Enfin, on verra ça demain. »
Là-dessus, M. Persson coupa la communication.
« Le dîner est prêt, » dis-je. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »
— « C’est à propos d’une Mme MacReady. Elle a déjà eu quatre enfants et aucun n’est revenu de l’Épreuve. Elle voulait essayer encore une fois, mais l’eugéniste a dit non. Ça ne l’a nullement empêchée de le faire quand même. »
Cela me mit un mauvais goût dans la bouche.
— « Elle doit être maboule ! » dis-je. « Il faut être fou pour agir comme ça. Pourquoi ne la faites-vous pas examiner ? Et que comptez-vous faire d’elle, d’ailleurs ? »
— « Cela dépendra du vote du Conseil, mais je pense qu’elle devra s’exiler dans une colonie de son choix. »
Il existe deux questions sur lesquelles aucun compromis n’est possible : la population et l’Épreuve. Autrement, nous ne pourrions pas survivre. Imaginez ce qui arriverait si les gens avaient le droit de concevoir des enfants selon leur bon plaisir. La quantité de nourriture que nous pouvons produire est strictement déterminée. La limite est certes loin d’être atteinte, mais nous ne résisterions pas à cinquante années de croissance démographique anarchique. Cette femme avait eu quatre fois la chance de mettre au monde un enfant capable de survivre, et c’était déjà beaucoup !
La solution que papa proposait me semblait trop généreuse, et je ne le lui cachai pas.
« Ce n’est pas de la générosité, » répondit papa. « Mais nous avons certaines règles, que nous devons respecter. Autrement, la vie deviendrait impossible ! »
Pour moi, tout cela était très sérieux.
« Quand même, » dis-je, « je pense que vous n’êtes pas assez rigoureux. »
Brusquement, papa changea de sujet.
« Reste un moment sans bouger. Fais voir ? Ton œil semble aller mieux, j’ai l’impression. Beaucoup mieux. »
Quand papa n’est pas d’accord avec moi et ne tient pas à discuter, il s’en tire en me taquinant.
« Mon œil va très bien, » dis-je en me détournant.
En fait, les ecchymoses avaient presque entièrement disparu.
Vers le milieu du repas, papa me demanda : « Alors, comment te plais-tu à Géo, après ces deux semaines ? C’est aussi terrible que tu l’avais craint ? »
Je haussai les épaules et examinai attentivement le contenu de mon assiette.
« Ça peut aller, » marmonnai-je.
Je ne pouvais guère en dire plus. Je ne pouvais vraiment pas lui dire que j’étais à la fois malheureuse et impopulaire, ce qui était la triste vérité. Pour deux raisons, l’une mineure, l’autre majeure, j’avais pris un mauvais départ à Géo.
La raison mineure concernait l’école. Comme je l’ai déjà dit, les seuls enfants qui sont supposés savoir à quel niveau vous en êtes sont ceux qui sont dans la même classe que vous. Mais, en pratique, tout le monde est au courant, et l’on s’attend à ce que ceux qui sont particulièrement bien ou mal placés dans l’échelle rougissent en conséquence. Hélas ! je n’ai jamais su rougir sur commande, et ça ne m’a pas facilité la vie. Les enfants n’aiment pas ceux qui se distinguent du commun.
La raison majeure, par contre, était entièrement de ma faute. En arrivant, j’étais tellement certaine que je n’aimerais pas Géo que ce que les autres penseraient de moi m’était absolument indifférent. Lorsque je pris enfin conscience que j’y étais définitivement et que je ferais bien d’en prendre mon parti, le mal était déjà fait.
Ma position et mon comportement se conjuguaient pour me créer des difficultés. C’est généralement ainsi que les ennuis commencent. En voici un exemple :
Au début de la semaine, toute l’école descendit au Troisième Niveau pour une excursion éducative. Pour les plus âgés, il s’agissait plutôt de vacances, car ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient les plantes à larges feuilles qu’on cultive pour absorber le gaz carbonique et produire de l’oxygène. Vers la fin de la journée, nous remontions au Cinquième Niveau par la navette et, pour passer le temps, les filles jouaient à un jeu et j’y participais aussi parce qu’il se trouvait que j’étais présente et qu’il faut être nombreux pour que ce soit amusant.
Voici comment on joue : chaque joueur doit se rappeler trois chiffres. Au signal, tout le monde tape sur ses genoux, puis claque des mains, et le premier joueur appelle un chiffre, ou recommence : genoux, mains, puis celui dont le numéro a été appelé annonce un autre numéro. De nouveau, genoux, mains, puis un autre numéro… genoux, mains, numéro, de plus en plus rapidement, jusqu’à ce qu’un des joueurs ne tape pas dans le rythme ou ne réponde pas à l’appel de son numéro. Dans ce cas, chacun va lui donner une bonne tape sur le poignet avec l’index.
Ce n’est pas que ce soit difficile, mais, quand le rythme devient très rapide, il arrive que l’on se trompe. Nous étions debout contre la paroi de la navette, sauf deux ou trois veinardes qui avaient trouvé de la place pour s’asseoir.
Clac ! clac ! « Douze ! » annonça la première joueuse.
Clac ! sur les genoux, clac ! dans les mains. « Sept ! »
Clac, clac ! « Dix-sept ! »
Clac, clac ! « Six ! » Le six était un de mes numéros. J’abattis mes mains sur mes genoux, tapai dans mes mains, puis annonçai : « Vingt ! »
Clac, clac ! « Deux ! »
Clac, clac ! Pas de réponse…
Quelqu’un n’avait pas réagi à l’appel de son numéro. C’était Zena Andrus, une fille de onze ans, plutôt grosse. Elle manquait souvent son tour, et était donc souvent sanctionnée. Nous étions sept à jouer, et elle avait déjà commis cinq ou six erreurs. Quand on s’est fait taper trente ou quarante fois sur le poignet, je vous garantis que ça fait mal. Zena s’était mis dans la tête qu’on la persécutait.
« Vous appelez mes numéros trop souvent ! » dit-elle d’une voix plaintive pendant que nous approchions. « Ce n’est pas juste ! »
Ses pleurnichements nous agaçaient tellement que nous avions presque cessé d’appeler ses numéros, sauf de temps à autre, quand même, pour qu’elle ne s’imagine pas qu’elle était exclue du jeu. Je faisais comme les autres, mais, en fait, je n’en voyais pas la raison ; quand on joue, on va jusqu’au bout, qu’on soit gagnant ou perdant : là où il n’y a pas de risque, il n’y a pas de plaisir.