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D’ailleurs, quand une autre fille perdit, un petit moment plus tard, Zena était visiblement impatiente que ce soit son tour de lui taper dessus.

Il n’y avait pas que nous sept, bien sûr. D’autres bavardaient ou lisaient ; Jimmy Dentremont jouait aux échecs avec un autre garçon ; certains étaient simplement assis sans rien faire et quatre garçons se poursuivaient dans les coursives. M. Marberry, qui nous accompagnait, leur disait : « Asseyez-vous donc, » d’une voix résignée, chaque fois qu’ils faisaient trop de bruit. Comme M. Marberry était de ces personnes qui ne font que parler mais n’agissent jamais, nous prêtions rarement l’oreille à ce qu’il disait.

Comme nous arrivions à la dernière station avant Géo, nous décidâmes de faire une dernière partie. La plupart des garçons s’étaient rassemblés derrière nous pour être les premiers à sortir. Ils ne cessaient de s’agiter et de se bousculer ; lorsqu’ils virent à quoi nous jouions, ils se mirent à nous taquiner pour nous faire perdre. Nous faisions de notre mieux pour les ignorer.

L’un des garçons, Thorin Luomela, faisait bien attention à nos numéros, pour savoir qui embêter quand son numéro sortait. Le hasard voulut que le premier numéro qu’il entendît fût l’un des miens.

« Quatorze ! »

Thorin attendit le bon moment, puis me donna une tape sur les fesses. Fort.

« Quinze ! » dis-je, tout en lui rendant son coup.

Il se retrouva assis sur les talons. En ce temps-là, j’étais petite, mais j’avais des muscles. Quand je tapais, ça faisait mal. Je crus d’abord qu’il allait me rendre le coup, mais il préféra apparemment en rester là.

« Pourquoi as-tu fait cela ? » me demanda-t-il. « Je ne faisais que plaisanter ! »

Je prêtai de nouveau attention au jeu. « Quinze » était un des numéros de Zena Andrus, et, comme de bien entendu, elle avait laissé passer son tour. Nous nous mîmes en demeure de la corriger.

Lorsque ce fut mon tour, elle me lança un regard furibond, comme si je l’avais fait exprès et qu’elle m’en rendait responsable. Auparavant, elle avait l’air si malheureuse que je n’avais pas eu du tout l’intention de taper fort. Mais, en voyant son méchant regard, cela me rendit furieuse. Je raidis l’index et le majeur de la main gauche et les abattis de toutes mes forces, au point de me faire mal.

La navette ralentissait justement ; me détournant de Zena et, ignorant ses reniflements, j’annonçai : « Nous voilà arrivés ! »

De la station, nous pouvions, rentrer directement chez nous sans repasser par l’école. Zena me rattrapa : « Tu sais, ton père a beau être président du Conseil, pour moi ça ne fait aucune différence. Malgré tout ce que tu peux croire, tu ne vaux pas mieux que les autres ! »

Je la regardai bien en face, et lui jetai : « Je n’ai jamais dit que je valais mieux que les autres, mais je ne passe pas mon temps à proclamer le contraire, comme tu ne cesses de le faire ! »

Je vis immédiatement que j’avais commis une erreur. Il m’arrive de temps en temps de rencontrer quelqu’un avec qui il m’est vraiment impossible de communiquer. Parfois, c’est un adulte, mais, la plupart du temps, ce sont des enfants de mon âge. Parfois, il s’agit d’une personne dont la façon de penser est tellement différente de la mienne que les mots n’ont pas la même signification pour elle et pour moi. Mais, le plus souvent – et c’était le cas avec Zena – il s’agit de quelqu’un qui n’écoute pas ce qu’on lui dit.

Ce que je lui avais fait observer me paraissait évident, mais Zena, sur le coup, fit semblant de ne rien comprendre.

Il m’arrive de penser beaucoup de mal de moi, mais, malgré tous mes mea culpa intérieurs, je n’admets jamais publiquement que je suis inférieure aux autres. Je savais que j’étais plus éveillée que la majorité des gens, mais aussi plus petite, moins adroite, dénuée de tout talent artistique (c’était héréditaire), moins jolie que la moyenne, et que je savais un peu jouer de la flûte à bec – celle que je possédais – ce qui n’était déjà pas si commun. J’étais ce que j’étais. Je n’allais pas pleurer ou m’abaisser pour ça. Je n’en voyais absolument pas la nécessité.

J’étais persuadée que Zena n’avait pas compris ma repartie, et que c’était trop compliqué pour elle ; brusquement, elle m’apostropha : « C’est bien ce que je pensais ! Tu t’imagines être supérieure aux autres ! Je ne croyais pas que tu l’admettrais. Mais je le savais bien. Tu es une poseuse ! »

J’allais protester, mais elle était déjà repartie, toute contente, comme si on venait de lui donner un gâteau. Je savais bien que c’était ma faute, d’ailleurs. Pas à cause de ce que j’avais dit, mais pour avoir été méchante avec elle. On ne fait pas impunément du mal aux autres.

Les choses n’en restèrent pas là. Zena répandit dans tout le quartier ce qu’elle pensait m’avoir entendu dire, agrémenté de commentaires destinés à démontrer combien elle était juste et noble, et objective. Il ne manquait pas de gosses qui étaient prêts à l’écouter. Pourquoi pas ? Ils ne me connaissaient pas. Et je m’en fichais. C’était au début, et le quartier Géo ne m’importait absolument pas.

Quand je me rendis compte qu’il importait, c’était trop tard ; j’étais coincée. J’avais quelques ennemis – peut-être même beaucoup – et un bon nombre de vagues connaissances. Mais pas un seul ami.

Il m’aurait été difficile de me résoudre à quitter le Vaisseau, principalement parce que les “bouseux”, les colons, étaient si différents de moi. Ce sont pour la plupart des paysans, des fermiers, parce que ces gens rudes ont le plus de chances de survivre dans les planètes colonisées, dont certaines sont plutôt inhospitalières. Nous, sur le Vaisseau, nous sommes surtout des techniciens.

Lorsque la Terre fut détruite, nous aurions pu aller les rejoindre, je suppose – en fait, c’est ce qui était prévu – mais, si nous l’avions fait, cela aurait signifié que nous aurions abandonné presque tout ce que cinq mille ans de progrès nous avaient apporté. Parce que, voyez-vous, la science exige du temps, et lorsqu’on travaille dur du matin jusqu’au soir rien que pour rester en vie afin de pouvoir recommencer le lendemain, cela ne vous laisse guère de temps libre. C’est pour cette raison que nous ne quittâmes jamais le Vaisseau – et, d’ailleurs, il en alla de même des autres Vaisseaux.

Quand nous avons besoin des matières premières que les colonies produisent, nous leur donnons en contrepartie le savoir que nous avons préservé pendant toutes ces années, ou quelques-uns des produits que notre science a fabriqués. Ce que nous possédons en échange de ce qu’ils possèdent : c’est parfaitement équitable.

Les choses ne me font pas peur, toutes mes difficultés viennent des gens. Oui, je crois que c’est là mon problème. À Alfing, j’avais fini par connaître tout le monde. Je pensais enfin avoir des racines, et que cela durerait. Peut-être était-il plus exact de dire que je m’agrippais de toutes mes forces pour ne pas lâcher prise. En tout état de cause, je dus aller à Géo, et faire face à toutes ces personnes inconnues. Je ne m’y pris peut-être pas très bien, mais, en théorie, j’en étais capable. Parce que c’étaient des gens du Vaisseau.

Une espèce de gens que je connaissais. Mais, sur les planètes, ils ne sont pas comme nous.

Je crois que j’aurais pu vivre sur Terre. J’aurais pu comprendre des personnes capables de prendre un astéroïde d’environ cinquante kilomètres de long sur vingt-cinq de large et quinze de profondeur et d’en faire un Vaisseau. Ils le cassaient en deux, ôtaient quarante à cinquante pour cent du roc composant chacune des moitiés, en laissant des saillies pour faciliter le “remontage”. Ensuite, ils équipaient l’intérieur de tout ce qui est nécessaire pour faire un Vaisseau. Et tout cela en une année.