Suivaient des brouhahas, des moments où tout le monde criait en même temps. Puis des silences épais. Éthel regardait sa mère qui cherchait un moyen de reprendre sur un ton plus neutre. Qui lançait des amorces : « … Moi, ce qui m’inquiète, c’est plutôt le présent, le prix de la vie, les augmentations. » Elle était contrecarrée immédiatement par Talon : « Les augmentations, ça n’est pas inquiétant, c’est un bon signe économique, madame. La vérité, ce qui doit vous inquiéter, c’est la déflation, la diminution du prix de la vie. Regardez dans votre cabas quand vous faites votre marché, s’il y a davantage de fruits, de légumes et de viande, et pour le même prix, ce n’est pas le moment de vous réjouir, mais de vous inquiéter. »
Là, le colonel Rouart, la générale Lemercier et les autres se récriaient. Il y avait ceux qui disaient : « Tout augmente ! » Et ceux qui déploraient le flottement, les risques de dévaluation, le chômage. La tante Pauline, dans un moment de calme, reprenait : « C’est donc le bon moment pour acheter. On dit que, sur la Côte d’Azur, les hôtels particuliers des beaux quartiers près de la gare se vendent à prix de famine ! » Justine : « Oui, la Côte d’Azur, vous avez vu le dessin dans Aux Écoutes ? Un journaliste demande à un hôtelier : Comment est la saison ? L’hôtelier lui répond : Pas brillante. Que voulez-vous, tous nos clients sont en prison ! » Mais cela ne suscitait même pas un rire. C’est à peu près à cette époque qu’Éthel a entendu prononcer le nom de Hitler. Au début ils disaient Adolf Hitler, comme ils disaient Aristide Briand, ou Pierre Laval. Parfois même, Chemin disait, elle l’avait remarqué : le chancelier, ou bien le chef de l’État allemand. Puis, peu à peu, sans doute à mesure qu’il s’installait au pouvoir et qu’il devenait une figure mondialement connue, ils disaient simplement : Hitler. De temps à autre, même, elle entendait Chemin, ou le colonel Rouart, et même sa femme, une grande femme aux traits anguleux et coiffée d’un chapeau à voilette, qu’on appelait la colonelle, dire : « Le Führer », qu’elle prononçait comme « fureur », et Éthel s’était demandé si le mot avait le même sens en allemand.
« Hitler a dit… » « Hitler a fait… » Un soir, Justine avait allumé le poste de T. S. F. dans le salon, et cette voix étrange s’était fait entendre, haut perchée, un peu rauque, qui faisait un discours, par instants couverte par le bruit des applaudissements ou par de la friture, il n’était pas facile de distinguer. Comme Éthel s’arrêtait pour écouter, sa mère a dit : « C’est Hitler. » Elle avait ajouté, ce qui avait fait un peu ricaner Alexandre : « J’ai horreur de cette voix, ça me donne des frissons… » Une voix comme une autre, a pensé Éthel, elle a même trouvé que cette voix ressemblait étrangement à celle de Chemin.
Plus tard, quand tout aura sombré, Éthel essaiera de se souvenir de ces après-midi du dimanche dans le salon de ses parents, et le silence du présent fera ressortir encore davantage le bruit de ces réunions, les exclamations des tantes, leurs rires, le tintement des petites cuillers dans les tasses de café, et jusqu’aux « instants musicaux » qu’Alexandre avait institués, et qui émaillaient les conversations. Les sonates de Schumann, les morceaux de Schubert, de Grieg, de Massenet, de Rimski-Korsakov. Éthel attendait avec impatience ces parenthèses, elle s’asseyait au piano et elle jouait pour accompagner son père à la flûte, ou au chant. Alexandre Brun avait une belle voix de baryton et, quand il chantait, son accent mauricien s’estompait, se fondait dans la musique et elle pouvait imaginer l’île des origines, le balancement des palmes dans les alizés, le bruit de la mer sur les récifs, le chant des martins et des tourterelles au bord des champs de cannes. La cathédrale engloutie devenait un vaisseau sombré au large, dans la baie du Tombeau peut-être, et la cloche qu’on entendait était celle de la dunette sur laquelle un marin fantôme sonnait les quarts. Une fois ou deux, dans son enfance, la belle Maude avait fait une apparition, entre deux pièces chantées, vêtue d’une robe éclatante, bleu pétrole ou noir de nuit, portant des créoles d’or aux oreilles, auréolée de son opulente chevelure rousse qui cachait, à ce qu’on disait, de petites pinces pour tirer la peau de ses tempes. Elle avait une jolie voix quand elle chantait des airs d’Aïda ou d’Iphigénie, mais déjà sa carrière était sur le déclin, elle ne se produisait plus guère qu’en province et, pour joindre les deux bouts, travaillait dans les ateliers de costumes pour le théâtre. Éthel avait compris très tôt la place qu’elle avait occupée dans la vie de son père. Cela remontait au temps d’avant sa naissance, mais les conséquences de cette histoire duraient encore. Il y avait eu des vagues, et même de la tempête, et le navire du mariage de ses parents avait été plusieurs fois sur le point de sombrer. Puis le temps avait tout recouvert d’huile, et seuls quelques frissons passagers pouvaient encore troubler cette surface très lisse. Maude avait disparu pendant des années, Éthel avait entendu parler de son aventure avec un banquier, de son voyage. Quand elle était entrée dans le salon des Brun sans s’être fait annoncer, il y avait eu un instant de stupeur. Éthel, le cœur battant, attendait la voix haute et fine de Maude, même si celle-ci, sur les notes trop hautes, faisait un « flat » ou s’effilochait. Alexandre Brun, par une sorte d’agrément tacite, n’avait jamais chanté en public avec elle.
Le soir fiévreusement, Éthel écrivait sur les pages de son agenda la retranscription des échanges de la conversation, comme si c’étaient des phrases de la plus haute importance qu’il fallait ne jamais oublier :
« L’ennemi, ne pas se tromper d’ennemi, il est ici, à l’intérieur, dans nos murs.
— L’ennemi de l’intérieur, vieux refrain de la droite nationaliste. (Rires.)
— Riez, riez, vous verrez dans quelques années, quand il vous arrivera ce qui est arrivé en Russie, quand vous vous retrouverez voiturier à Londres, ou gouvernante pour les jeunes filles en Australie !
— L’Australie ça me plairait (Pauline), c’est le seul pays neuf où on vous demande seulement d’être vous-même.
— Le Canada, la neige, la forêt, voilà ce qui me fait rêver (maman).
— Trop froid pour moi (papa).
— Pourquoi pas retourner à Maurice ?
— Jamais de la vie ! Quand on a goûté à Paris.
— Paris, la ville des illusions (Chemin).
— Des charlatans (papa).
— Mais l’ennemi, enfin, vous devez le comprendre, il défile sous vos fenêtres, il organise la grève, jusque dans les grands magasins, à la Samar, aux Galeries. Torpillage, sabotage, sabordage, c’est le mot d’ordre de Moscou.
— Vous mettez la charrue avant les bœufs, mon cher. Vous avez oublié que c’est à l’échelle mondiale. Ça a commencé par la livre en 31 et maintenant le dollar a perdu 41 % en quelques heures.
— Oui, les Américains, mais, vous savez, ils font ce qu’ils veulent avec leur dollar. Quand ça les arrange, ils dévaluent ! (Talon.)
— Toujours avec vos histoires de finances ! (Pauline.) Ne se croirait-on pas chez des banquiers ? Est-il vraiment impossible de parler d’autre chose ?
— Oui, oui (générale Lemertier), avec le colonel nous causons voitures, il n’y a que ça qui l’intéresse, Peugeot légère, Mathis, Licorne II CV, ou Viva Six ?
— Moi j’aime bien la Ford V8, voilà une voiture puissante (papa).