Выбрать главу

— Oui, mais qui coûte cher, et on ne sait même pas si on aura du pétrole l’année prochaine (maman). Nous, ici, nous avons installé une chaudière tout combustible, de l’air chaud puisé, même si le pétrole vient à manquer on brûlera les ordures.

— Quelle horreur (générale Lemercier), vous imaginez l’odeur.

— Mais non, voyons, vous savez bien que la fumée n’a pas d’odeur (Milou).

— Les économies non plus.

— De toute façon, avec la guerre qui arrive, il n’y aura plus rien à mettre dans votre chaudière.

— La guerre (Pauline), mais enfin quelle manie de revenir toujours à la guerre, moi je suis convaincue que la guerre est tout à fait impossible, jamais les Allemands ne se risqueront à une deuxième défaite.

— Mais il n’y a pas que les Allemands (Milou), il y a l’Italie, l’Espagne.

— Le Japon a commencé en Chine, vous avez vu ce qu’ils font à Shanghai ?

— Oui, mais ce sont les intérêts de l’Europe qu’ils veulent saper, ils ont déjà commencé.

— Parce que vous vous intéressez aux Jaunes ? (générale Lemercier).

— Moi non plus je ne veux pas croire à la guerre (Chemin), tout ça, c’est le complot des Rouges, Mussolini l’a dit et répété, il ne s’attaquera jamais à la France, il a assez à faire en Éthiopie et Hitler avec les Sudètes, non, ceux qui poussent à la guerre, on les connaît, il suffit de chercher à qui le crime profite. »

C’était comme une seule journée, toujours la même. Les bruits de la discussion enflaient, résonnaient dans la grande pièce, tout le monde parlait en même temps, Justine, Pauline et Milou avec leurs voix chantantes, Alexandre, et les invités, la générale Lemercier, le colonel Rouart, Maurel, la professeur de piano Odile Séverine, et toujours l’insupportable Claudius Talon qui, depuis l’incident du corridor, évitait de regarder Éthel. Et elle se mettait systématiquement à l’autre bout de la pièce et, quand il était présent, à côté de Laurent Feld. Éthel savait gré au jeune homme de ne pas prendre part à la conversation. Il restait assis sur sa chaise, bien droit, et de temps en temps elle jetait un coup d’œil sur son profil, son petit nez, son menton bien rond, et cette chevelure rousse et bouclée qui lui donnait l’air d’une fille et éclairait sa peau d’un incarnat très chaud, comme s’il était ému. Il ne répondait jamais aux provocations, à peine un léger pli entre ses sourcils quand Talon, grand lecteur de L’Action française, s’en prenait aux métèques, réclamait leur expulsion du territoire national, ou l’arrestation des réfugiés espagnols par la gendarmerie et leur livraison immédiate aux forces franquistes.

Laurent Feld était l’ami de toujours. Il était revenu régulièrement, mince et élégant, tellement différent des autres jeunes gens qu’Éthel croisait dans Paris, tellement étranger qu’il en était étrange. Une seule fois, il a pris la parole dans le salon. Talon, brandissant sa feuille de chou habituelle, s’en prenait à l’Angleterre : « Une nation de traîtres, de nervis, de vendus, ce sont eux qui poussent à la guerre, soyez sans crainte, ils enverront les Français à la boucherie pour faire triompher leurs affaires, vous savez bien ce qu’on dit : en France on a les blindés, à la City de Londres on a les coffres-forts blindés ! » Les joues fraîches de Laurent avaient pris la couleur de ses cheveux, comme un reflet d’incendie. Il en postillonnait d’indignation. « Vous, vous ne savez pas ce que vous dites, vous — c’est, c’est inacceptable, c’est honteux, je vous affirme que l’Angleterre est notre seule alliée, elle n’abandonnera jamais la France ! » Le tumulte était indescriptible. Chacun parlait en même temps que l’autre, et par-dessus le brouhaha la voix aigre de Talon, montant sur les syllabes finales, une voix de bonimenteur : « Allons, allons donc, mais vous êtes naïf mon pauvre garçon, bien naïf ou bien vous faites semblant d’oublier… » Alexandre était carré dans son fauteuil, il tirait sur sa cigarette, visiblement à son aise dans ce tumulte, dominant de sa voix grave, un peu traînante : « Allons, ne parlons pas de l’Angleterre, vous savez qu’à Maurice on a des sentiments partagés sur ce grand pays…

— Ou bien vous oubliez, monsieur, continuait Talon, debout sur la pointe des pieds, mais il ne s’adressait plus à Laurent Feld, il prenait à témoin toute l’assistance, le rôle détestable qu’elle a joué durant la dernière guerre, en refusant les troupes quand l’ennemi nous massacrait. » La tante Milou était toujours d’accord quand on tirait sur l’Angleterre, elle avait même fondé à Paris un club de rétrocessionistes pour soutenir le parti qui prônait le retour de Maurice à la mère patrie. « Là, il faut reconnaître, mon cher, que la politique de Churchill n’est pas claire, et celle de Chamberlain encore moins. Et n’oubliez pas que c’est de Londres que nous est venu le bolchevisme. »

Talon : « C’est toujours la même fable, les marrons sont dans le feu, et c’est nous qui devons les tirer. » Laurent Feld ne pouvait plus intervenir. Il s’est levé pour partir, malgré les protestations d’Alexandre. À Éthel, il a dit, en se penchant vers elle, c’est la première fois qu’elle s’est sentie sortir de l’enfance, parce qu’il lui parlait comme à la seule personne raisonnable : « Ne les écoutez pas, mademoiselle. L’Angleterre est un grand pays, elle est l’alliée pour toujours de la France, elle n’acceptera jamais le régime criminel de l’Allemagne. » Mais le brouhaha retombait. Cela ne durait jamais très longtemps. Éthel a pris Laurent par la main, ils sont sortis respirer l’air du jardin. Le thé fumait dans les tasses, les petites cuillers tintaient contre la porcelaine, l’odeur des gâteaux à la cannelle que préparait Pauline se mêlait à la fumée des cigarettes et des cigares dans la grande pièce vitrée. Tout cela était du bruit, seulement du bruit. Pas de quoi fouetter un chat.

Les choses se sont précipitées. Éthel, en y réfléchissant plus tard, réalisera qu’elle n’a rien vu venir. C’était un enclenchement de rouages. Une mécanique s’était mise en route que personne n’aurait pu arrêter. Cela a commencé par la mort de Monsieur Soliman à la fin de l’année 34. Éthel se souvient du récit qu’on lui a fait de ses derniers moments. La bonne Ida lui avait préparé à dîner la veille, il se plaignait d’être fatigué, d’avoir mal à la tête. Au petit matin, elle l’a trouvé allongé sur son lit, vêtu de son complet gris-noir, ses chaussures cirées aux pieds, sa cravate nouée sur son cou maigre. Il était si calme et si élégant qu’Ida a cru qu’il dormait mais, quand elle a touché sa main, elle a senti le froid de la mort. Les obsèques ont eu lieu trois jours plus tard à l’église Saint-Philippe-du-Roule. Samuel Soliman n’était pas très pratiquant, mais il avait le sens des convenances, il avait laissé en évidence sur le marbre de la cheminée une enveloppe contenant les instructions et le numéro de la tombe au cimetière du Montparnasse, et un chèque au recteur pour régler les frais de la cérémonie.

Éthel avait eu le droit de lui rendre une dernière visite avant qu’on ne scelle le couvercle du cercueil. « Va, tu peux l’embrasser une dernière fois, il t’aimait tant ! » Sa mère la poussait, mais elle freinait, résistait. Elle ne voulait pas. À la fin, elle s’est détournée, et elle est sortie très vite de la chambre en cachant son visage. Elle est restée dans le couloir, devant la petite table drapée de noir sur laquelle les visiteurs déposaient leur carte. Tout ça avait l’air d’une mauvaise pièce de théâtre. Plus tard, elle entendra sa mère raconter la scène, comme quoi Éthel était trop émue pour un dernier adieu. Pourtant, jamais ses yeux n’avaient été aussi secs.