Elle n’en avait pas parlé à Xénia. La mort de Samuel Soliman, ça n’était rien à côté de la mort du comte Chavirov. Elle avait entendu un jour des gens raconter les derniers instants de la famille Romanov, comment ils avaient été fusillés dans une cave par les Rouges. Mais elle était sûre que Xénia n’avait pas pleuré, qu’elle ne pleurait jamais. Il y avait quelque chose de dur dans ses yeux bleus, de dur et de triste. Xénia était une vraie héroïne.
Il ne s’est pas passé très longtemps avant qu’Alexandre n’emmène Éthel chez le notaire, pour établir un document l’autorisant à disposer de l’héritage de sa fille mineure.
Me Bondy était un être caricatural, bellâtre et trop poli, avec une extraordinaire moustache en crocs dans laquelle l’œil aiguisé d’Éthel distinguait des traces de teinture noire. Alexandre Brun était inhabituellement nerveux, ce qui chez lui se traduisait par un flot de bavardages, que son accent créole rendait vaguement ridicule. Il n’avait rien expliqué à Éthel mais, ce soir-là, Éthel avait entendu des éclats de voix venant de la chambre de ses parents, une porte qui claquait, et même, dans le silence de la nuit, quelque chose qui ressemblait à un sanglot. Le lendemain, au déjeuner, où elles se retrouvaient seules, Éthel avait regardé avec insistance le visage de sa mère, comme pour demander une explication, mais Justine avait détourné son regard, elle était pâle, avec un léger pli d’amertume au coin des lèvres, toujours belle. « Un visage de statue grecque », disait Alexandre en guise de compliment.
Le notaire avait fait asseoir Alexandre Brun dans un fauteuil, face à son bureau, et Éthel un peu en retrait sur une chaise. Lui-même restait debout, et poussait vers son interlocuteur une liasse de papiers comme pour se débarrasser au plus vite de la corvée. « Bien entendu, votre père vous a mise au courant ? » Il s’adressait curieusement à Éthel en regardant Alexandre, et c’était donc lui qui avait répondu. « C’est-à-dire que nous n’en avons pas vraiment parlé, mais sa mère et moi avons pensé qu’il fallait simplifier les procédures, et que vu son âge… » Me Bondy avait continué, comme si cela allait de soi. « C’est juste, mais il faut quand même… » Il cherchait ses mots. Alexandre s’impatientait : « Ma chérie. » Il avait pris la main d’Éthel, il essayait de la regarder, mais la raideur de son cou — le faux col que serrait trop la cravate — l’empêchait de se retourner. Éthel regardait son profil, elle aimait bien l’arête de son nez, sa moustache et sa barbe, et sa masse de cheveux très noirs — lui n’avait pas besoin de teinture pour masquer les fils d’argent —, elle avait souvent dessiné son profil, comme celui d’un mousquetaire, ou d’un corsaire du temps de Surcouf. « Je ne t’en ai pas parlé, tu sais à quel point ton grand-oncle t’aimait, tu étais pour lui comme sa petite-fille, il avait toujours souhaité te laisser une grande partie de son patrimoine, c’est une charge très lourde pour une enfant de ton âge… »
Puis Me Bondy avait commencé la lecture du document. La langue était un peu difficile à comprendre, surtout que le notaire était affligé d’un balbutiement, qui rappelait à Éthel son professeur d’histoire-géo et la réflexion qu’avait faite à son sujet sa voisine de classe, Gisèle Hamelin : « Eh bien, avec Poujol les postillons ça vole. » Éthel avait capté le sens du document, qui donnait à son père les pleins pouvoirs pour administrer, gérer et vendre son patrimoine, y compris celui d’y faire édifier toute construction et de souscrire tout emprunt nécessaire pour réaliser son projet. La formule était sans ambiguïté, et pourtant Éthel se souviendra plus tard avoir cru à cet instant que son père avait décidé de continuer la construction de la Maison mauve, et qu’elle en avait senti une onde de bonheur.
Le notaire avait fini de bafouiller, il avait tendu les papiers à Alexandre pour qu’il relise, paraphe et signe, puis ils avaient parlé d’autre chose. Il était question d’emprunt, de traites à la banque, peut-être aussi de la situation politique internationale, mais Éthel n’écoutait pas. Elle était impatiente de sortir de l’étude, de l’atmosphère étouffante de ce bureau encombré de paperasse, de fuir la présence de cet homme et de sa moustache, de ses yeux noirs, de sa parole, de ses postillons. Elle avait rendez-vous avec Xénia, devant le lycée, elle avait hâte de lui raconter ce qui s’était passé, de lui parler de la Maison mauve qui allait bientôt sortir de terre, avec ses grandes fenêtres ouvertes sur le jardin, et son miroir d’eau pour refléter le ciel d’automne. Il y aurait une chambre pour elle, Xénia, elle n’aurait plus besoin d’habiter le rez-de-chaussée infect et sans lumière de la rue de Vaugirard, ce « hangar » où toute la famille dormait dans la même pièce sur des matelas.
Dès qu’elle s’était retrouvée dehors, elle avait embrassé son père. « Merci ! Merci ! » Il la regardait sans rien dire, l’air perplexe, comme s’il réfléchissait à autre chose. Il allait à Montparnasse, voir les banques et déjeuner en célibataire, comme il disait. Éthel avait couru sans s’arrêter vers la rue Marguerin. Elle n’avait pas quinze ans, elle venait de tout perdre.
Conversations de salon (suite)
Un après-midi, peut-être qu’elle avait bu en secret, ou quelque chose la tourmentait, Justine s’est donnée en spectacle. Maude était présente, toujours bruyante, coquette, au centre de l’intérêt, parlant d’opérettes, de concerts, de projets, comme si elle était encore une actrice qui allait partir en tournée, et non cette vieille fille solitaire et démunie qui vivait, à ce qu’on racontait, dans les combles d’un immeuble de la ville, rue Jacob, avec une demi-douzaine de chats. Laurent Feld s’était assis sur un pouf, un peu en retrait, à côté d’Éthel. Il y avait un air de théâtre dans tout ceci, pensa Éthel, une vanité, une irréalité ironique.
Des gens mouraient, à Nankin, en Érythrée, en Espagne, les camps de réfugiés près de Perpignan débordaient de femmes et d’enfants qui n’attendaient que le mot du gouvernement qui les sortirait de ce cloaque et leur rendrait la liberté. Et ici, rue du Cotentin, dans le salon baigné par le doux soleil printanier, le bruissement des langues tissait un nid protecteur, un havre, une amnésie tranquille et sans conséquence.
Justine a annoncé : « La Coccinelle, poème de Victor Hugo. » C’était la tante Willelmine au piano, très digne, comme si elle s’apprêtait à jouer une hymne. Justine avait une voix claire, un peu flûtée, une élocution impeccable, elle détachait chaque syllable, elle faisait sonner chaque consonne. Elle chantait cet air pour la première fois en public.
Éthel sentit une rougeur à ses joues, des picotements. Ses yeux étaient fixés droit devant elle, sans regarder qui que ce soit. Maintenant le bruit des conversations du salon s’était tu. C’était tout ce que la jeune fille détestait, cet air composé, entendu, une manière de précaution précieuse, un mensonge raffiné qui cachait leurs peurs et leurs rancœurs.