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— Mais Breguet ?

— Lui, il travaille pour l’armée, ça n’a rien à voir, pour le combat, l’hélice en acier est indispensable. »

Il fumait ses cigarettes, son regard bleu-gris perdu dans les volutes. Éthel pouvait le détester, à cause de tout le mal qu’il avait fait, de ses mensonges et de ses trahisons envers sa mère, de ses rodomontades. Mais elle n’arrivait pas à s’éloigner, à le regarder avec froideur, comme un étranger.

Peut-être que, maintenant qu’il était au bord de la ruine, sur le point de tomber, elle se sentait plus proche de lui qu’elle ne l’avait jamais été. Lui revenait en mémoire le jugement sévère de Monsieur Soliman sur le mari de sa nièce : « Un fruit sec, n’a jamais rien fait de bon. Sauf toi ! » Comme si ç’avait été par hasard, le fruit d’une miraculeuse providence. Il disait à Éthel : « Toi, mon porte-bonheur, ma petite bonne étoile. »

« Vous connaissez l’ouvrage de Drzewiecki sur les hélices aériennes ? La voilà, ma bible ! »

Le sujet du plus-lourd-que-l’air laissait les hommes intarissables :

« En cas de guerre, croyez-moi, ce sont les avions qui feront la différence. Mais personne en France n’a l’air de s’en rendre compte !

— Et les dirigeables ! N’oubliez pas les dirigeables ! (Alexandre.)

— Sauf que, vos dirigeables, on a vu ce qui leur arrive ! (Rouart.)

— Un accident ! Les avions aussi, il en tombe tous les jours !

— Oui, mais ils sont plus difficiles à cibler !

— On n’a pas encore tiré les leçons de la guerre. Souvenez-vous, il y a vingt ans, on avait prédit les effets des bombardements aériens, mais ça n’a pas ému nos ministres de la Guerre !

— Ils avaient tout misé sur la ligne !

— Mais elle est très bien la ligne, vous avez lu le reportage de l’Illustration ? Même si vos avions passent par-dessus, il faudra bien que l’infanterie marche sur la terre ! Ce ne sont pas des canards ! (La générale.)

— Certes, chère madame. Mais nos avions, savez-vous qu’ils pouvaient emporter quatre mille projectiles à ailettes et qu’ils pouvaient envoyer, à raison de cinq sorties par jour, en six mois plus d’un million six cent mille projectiles, et à raison de un pour cent de cibles touchées, cela faisait près de vingt mille ennemis hors de combat ! Multipliez par cent avions, vous voyez le compte ! (Alexandre.)

— Deux millions de morts en six mois, ça fait réfléchir ! On ne l’a pas assez dit, l’arme aérienne est l’arme absolue. Elle est si terrible qu’elle rend la guerre impossible. (Rouart.)

— Oui, sauf qu’elle a déjà servi en Espagne.

— Les fameux Potez que les socialistes ont livrés à l’armée des Rouges !

— À Guernica !

— À propos, vous avez vu le tableau de Picasso à l’Exposition ?

— Merci bien ! Quelle horreur ! (Voix féminines.)

— Justement, les bombardements, quelle horreur ! C’est peut-être ça qu’il a voulu dire ! » (Quelques rires.)

La tension remontait par vagues. Éthel sentait la même nausée dans sa gorge, à écouter ce concert de mots, d’exclamations. Sans doute était-elle, du fait de son âge, la seule qui écoutait sans rien dire. Pour les autres, ils avaient passé la plus grande partie de leur vie, et les mots n’étaient que du bruit, du vent. Ils n’avaient pas vraiment de réalité. Peut-être même qu’ils servaient à masquer la vie.

« Enfin, l’avion, l’aérostat, ce ne sont pas seulement des engins de guerre ! Vous avez lu le petit article de H. G. Wells intitulé “Anticipations” ? (Alexandre.)

— Mais il est mort depuis longtemps, non ?

— C’était avant la guerre, il prédisait que, dans moins de cent ans, l’avion remplacera le train et le bateau pour tous les longs voyages.

— Parlez pour vous ! Moi, je n’y mettrai jamais les pieds, dans vos cigares volants ! (La générale.)

— C’est vrai que l’avion ce n’est pas encore ça. (Justine.)

— La solution, c’est le vol automatique. (Alexandre.)

— Quelle horreur ! Vous voulez dire un avion sans pilote ?

— Non, je veux dire muni d’un système qui corrigera automatiquement les instabilités, les trous d’air.

— En tout cas, il y a un domaine où vos avions ne font pas de progrès, c’est les routes du ciel ! Ils continuent à voler n’importe où !

— Ah oui, ça me rappelle l’affaire Bue. (Quelques rires.)

— Non, vous êtes trop jeune pour vous rappeler ça. Ce malin, comment s’appelait-il ? Bugue ?

— Burgue. (La générale.)

— Oui, Burgue, c’est cela. Il avait créé une société universelle pour réclamer des droits à tous les avions qui passeraient au-dessus des champs voisins de l’aérodrome. Il avait escroqué des tas de paysans crédules.

— Il avait défini la propriété des paysans comme un prisme dont la base était le champ et dont les côtés montaient dans le ciel !

— Au fond, est-ce qu’il avait tort ? (Justine.) Vous imaginez, vous, un dirigeable stationné en permanence au-dessus de chez vous ? Et s’il tombe dans votre jardin, est-il à vous ?

— Bon, disons qu’il vous doit une bouteille de mousseux ! (Rires.)

— Mais c’est Wells qui aura raison, nous ne serons peut-être plus là pour le voir, mais je vous dis qu’un jour les avions et les dirigeables seront aussi nombreux dans le ciel de Paris que les voitures aujourd’hui.

— Chacun le sien ? Vous parlez d’une catastrophe !

— Oui, si la guerre ne détruit pas tout ! (Justine.)

— Moi, je crois que c’est du ciel que viendra la paix. (Talon.)

— Le ciel vous entende, mon cher ! (Alexandre.)

— Allons bon ! Encore la guerre ! Est-ce qu’il n’est pas permis de parler d’autre chose ? » (Approbation des femmes.)

C’était comme si on avait tout caché. Éthel ressentait ce vertige, cette douleur. Un après-midi, au retour de l’école, elle avait dix ans à peu près. Le salon était anormalement vide et silencieux. Dans la pénombre, les rideaux de velours tirés, elle a distingué la grande bergère dans laquelle son père s’asseyait pour lire le journal et somnoler après manger. Une forme sombre, vêtue d’un grand paletot gris. Un feutre mou, gris lui aussi, un peu incliné en avant comme sur la tête d’un dormeur. Éthel s’est avancée à pas de loup, sans dire un mot. La grande bergère faisait écran à la lumière pâle filtrant entre les rideaux. La silhouette endormie ne bougeait pas. Éthel retenait sa respiration. Pour marcher plus légèrement, elle a posé son cartable sur le parquet, très doucement, en le calant contre un des pieds du fauteuil afin qu’il ne bascule pas.

Pourquoi n’y avait-il aucun bruit dans la maison ? Le paletot gris, Éthel l’a reconnu, c’était celui de Monsieur Soliman, qu’il ne portait plus depuis longtemps, depuis qu’il avait cessé ses promenades au jardin du Luxembourg. Mais ce n’était pas Monsieur Soliman dans la bergère. C’était une figure effondrée, maigre, flottant dans un vêtement trop grand. Alors, qui avait osé ? Éthel s’est approchée, penchée en avant. Et, tout à coup, elle l’avait vu. Le soleil était peut-être sorti entre les nuages, éclairant le visage. Un visage terreux, gris, marqué de rides profondes, une bouche large aux lèvres violettes, et un nez monstrueux, long, bossu, aux narines dilatées. Sous le feutre, le visage la regardait en grimaçant, de ses yeux vides aux paupières cernées de rouge. Éthel se souvenait d’avoir crié, d’avoir couru dans le corridor, jusqu’à sa chambre, elle sentait tous les poils hérissés sur ses bras et sur ses jambes, et un froid, une coulée froide le long de son dos. Son cœur battait à se rompre. Elle avait pleuré dans les bras de sa mère, sans pouvoir reprendre son souffle. Puis, un peu plus tard, elle avait entendu la voix grave de son père qui répondait aux reproches, qui cherchait à calmer Justine, une voix qu’elle ne connaissait pas, triste, coupable. Elle avait pensé qu’elle aimait mieux quand il se fâchait et criait avec son accent, Seigneu’ Jésus ! et qu’il continuait en créole avec ses ki cause-là ou bataclan, et c’est alors qu’elle avait compris ce qui se passait entre eux, ce qui rendait sa mère triste et son père malheureux, cette guerre qu’ils se faisaient chaque jour pour un oui pour un non, pour rien.