Выбрать главу

Quand elle était revenue dans le salon, après s’être calmée, le grand fauteuil était vide, le paletot gris, le feutre mou et les souliers cirés de Monsieur Soliman avaient été rangés dans le placard, et le masque surtout, cette vilaine tête coupée aux yeux réduits à deux trous noirs, avait disparu pour toujours.

Plus tard, elle avait cherché un nom pour cet inconnu, cet intrus. Quand elle en avait parlé à Alexandre, il avait fait semblant de ne pas s’en souvenir. « Un masque en carton bouilli, dis-tu ? Non je ne vois pas… » Peut-être qu’il avait honte, ou bien il avait vraiment oublié l’incident.

Pourtant, ce ne pouvait être que lui. Un jour de semaine, pas le jour des réunions de famille. À l’heure où Éthel revenait de l’école. Une blague qu’il avait préparée à l’insu de Justine, et il s’était caché derrière la porte. Quand il avait vu le résultat, sa crise de larmes, son épouvante, il était allé se réfugier dans son bureau, il avait fait semblant de ne pas entendre. Pour la mi-carême peut-être… C’était encore le temps où Chemin venait chaque jour ou presque, pour les affaires. Est-ce que ç’aurait pu être lui ? Non, jamais il ne se serait permis.

Longtemps après, Éthel l’a entendu. Il parlait dans le salon avec Alexandre. Que disait-il ? Éthel n’était pas très sûre. Il avait prononcé un nom, et avait ajouté : « Une vraie tête de Shylock, les lèvres épaisses, les sourcils en broussaille, les petits yeux rapprochés, le front ridé, les cheveux crépus, et le nez, ce nez ! un bec d’oiseau de proie, un énorme bec de vautour ! » Éthel avait tressailli. Il parlait de son masque ! De cet homme au paletot gris, assis dans la bergère, dans l’ombre du salon. Elle a rougi de colère, elle est sortie du salon sans s’excuser, sans regarder personne. Cela s’était passé il y avait des années, et pourtant elle en tremblait encore. Le masque bouilli, grimaçant, gris comme une tête coupée, un unique cauchemar, et tout à coup elle comprenait ce qu’il signifiait, ce qu’il manifestait. Une sorte de bouffée de haine et de maléfice que Chemin avait installée dans leur maison pour la détruire, elle et sa famille.

Un après-midi, alors qu’Alexandre était à ses affaires (le chantier de la rue de l’Armorique venait de débuter), Justine à ses courses, à ses visites aux tantes, Éthel avait mis la maison sens dessus dessous pour retrouver la tête de Shylock. Fouillant méthodiquement une pièce après l’autre, la chambre de sa mère, le bureau de son père, le réduit où Ida passait parfois ses fins de semaine, le cagibi, la buanderie, les placards. Elle ne réussit à mettre au jour qu’un revolver d’ordonnance que sa mère avait caché dans son armoire sous une pile de draps rêches.

Plus d’une heure à fouiller dans tous les coins, à sortir le contenu des malles en osier, à explorer les vieux joujoux de son enfance (se pouvait-il que les adultes fussent assez insensibles pour dissimuler un cauchemar au milieu d’objets familiers ?) — vainement.

Justine était revenue un peu en avance, et elle avait trouvé Éthel assise par terre au milieu du désordre. À ses questions, Éthel avait répondu par des larmes, comme autrefois, en se serrant contre sa mère. Quand elle avait pu enfin s’expliquer, sa mère avait réagi avec une passion qui prouvait qu’elle n’avait rien oublié. « Le masque, ce fameux masque, oui, c’est moi qui l’ai jeté tout de suite aux ordures, ce n’était pas un jeu d’enfant, c’était une chose horrible, méchante, je l’ai jeté le jour même, ma pauvre chérie, je ne pensais pas que ça t’avait fait du mal, pardonne-nous ! »

Éthel a pleuré, elle s’est sentie libérée. Mais sans doute n’était-ce qu’une illusion. Le masque existait encore, il avait été fabriqué en série, et ceux qu’il faisait rire n’avaient pas changé. Le masque continuait de regarder avec ses yeux vides, dans l’ombre, coiffé de son chapeau mou, indélébile, inéluctable.

Par la suite, de fait, Éthel s’est rendu compte que rien n’était oublié. Elle était trop sensible, voilà tout. Elle était fille unique, dans une famille en guerre, dans une maison menacée. Elle n’avait pas le sens de l’humour, c’est ce qu’Alexandre aurait dit. Un rien la mettait hors d’elle.

II. LA CHUTE

C’est par Xénia qu’Éthel a appris la nouvelle. Elles se voyaient moins depuis quelque temps. Il n’y avait pas de raison particulière au relâchement de leur amitié. Sans doute de la fatigue, de part et d’autre, et Éthel avait imaginé que c’était Xénia qui se lassait. Les difficultés de la vie y étaient pour quelque chose. À la rentrée des classes, Xénia n’était pas là. Éthel lui avait écrit un mot, adressé au 127 de la rue de Vaugirard, resté sans réponse. L’été qui avait précédé cette rentrée avait été brûlant, Éthel avait découvert en Bretagne les plaisirs de l’aventure en bande, avec les jeunes filles et les jeunes gens en vacances à Perros-Guirec. Les balades à vélo, les bains de mer jusqu’à neuf heures du soir, la danse dans les bals publics, un peu de flirt dans les dunes, un joli garçon brun aux yeux verts nommé Stephen, les parties de cartes dans les cafés du bord de mer. On s’était promis de se revoir, on avait échangé les adresses. Retour à Paris, Éthel avait retrouvé un sentiment de lourdeur, derrière les yeux, l’impression de ne pas pouvoir respirer librement. Les éclats de voix d’Alexandre et Justine, pour un rien, pour une vétille, autrefois cela aurait fait battre le cœur d’Éthel, comme lorsqu’elle se jetait, enfant, entre ses parents en disant : « Papa, maman, arrêtez, je vous en prie ! » Pour se calmer, elle jouait trop fort du piano, les morceaux les plus bruyants, le Cake-Walk de Debussy, des mazurkas, ou bien elle mettait un disque sur le vieux phono à la voix éraillée. De Londres, Laurent Feld lui avait rapporté des disques inconnus en France, Rhapsody in Blue de Gershwin, Dimitri Tiomkin, et aussi Dizzy Gillespie, Count Basie, Eddie Condon, Bix Beiderbecke. C’était sans doute la réponse de Laurent aux plaintes récurrentes des invités d’Alexandre sur les nègres et les métèques qui envahissaient la France, qui allaient transformer Notre-Dame en synagogue ou en mosquée.

Et un jour, un peu avant Noël, Éthel a rencontré Xénia à la sortie du lycée. Elle a été stupéfaite du changement. C’était déjà une femme, vêtue d’un tailleur bleu sombre, coiffée d’un petit chapeau, sourcils dessinés au crayon et rose aux joues, ses beaux cheveux blonds retenus en chignon, disparues ses adorables boucles mêlées de rubans de soie. Elles ont marché dans les rues, au hasard, comme autrefois. À un moment, Xénia a dit : « Nous n’irons plus au jardin de ton grand-oncle, maintenant. » Comme Éthel la regardait sans comprendre : « Tu ne sais pas ? La construction a commencé. » Éthel a senti revenir le souvenir, quelque chose de très lointain, et pourtant cela ne faisait pas plus de deux ans. « Je ne savais pas, non. » Xénia l’a regardée durement : « Tes parents ne t’ont pas dit ? C’est un immeuble qu’ils sont en train de construire, les travaux ont commencé juste avant l’été. » C’était pour cela qu’Éthel avait ressenti ce tressaillement. Les souvenirs portaient avec eux cette mauvaise nouvelle. Comme si le temps avait mûri cette trahison, sans qu’elle le sache, en préparant l’inéluctable. Elle a eu un léger éblouissement, elle était au fond étonnée de ne pas être surprise par cette trahison. Un battement de paupières et, la voix assurée, elle a répondu à Xénia : « Mais si, je suis au courant, bien sûr, papa m’en a parlé quand j’ai signé le pouvoir, simplement tu comprends que je n’ai pas très envie d’aller voir. » Xénia a dit : « Ah oui, je comprends. » Elle avait un regard froid. Sans doute elle jugeait que c’était une affaire de gens riches, en train de s’enrichir davantage, alors qu’elle et les siens, dans leur dèche, à se demander comment ils pourraient boucler le budget à la fin de chaque semaine.