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On pouvait vivre avec cela, c’était bien le plus étonnant. On pouvait aller, venir, faire des choses, sortir aux courses, prendre sa leçon de piano, rencontrer des amies, prendre le thé chez les tantes, coudre à la machine la robe bleue pour le bal de fin d’année à Polytechnique, parler, parler, manger un peu moins, boire de l’alcool en cachette (une bouteille de scotch Knockando dans un coffret en bois fermé par des lanières de cuir, un cadeau en secret de Laurent), on pouvait lire les journaux et s’intéresser à la politique, écouter le discours du chancelier allemand à la radio, au Bückeberg, pour la Fête de la moisson, sa voix qui vibrait dans les aigus, emportée, pathétique, ridicule, dangereuse, qui disait : « La liberté a fait de l’Allemagne un beau jardin ! »

Mais cela ne comblait pas le vide, ne refermait pas les lèvres de la plaie, ne remplissait pas l’être de la substance qui s’était vidée, année après année, et qui s’était enfuie dans l’air.

Justine avait bien tenté quelque chose. Elle est entrée un soir dans la chambre, elle s’est assise sur le bord du lit. Cela devait faire des années qu’elle n’avait pas fait cela. Depuis l’enfance d’Éthel après les disputes violentes avec Alexandre, quand ils se parlaient durement, méchamment, sans insultes, mais lui avec colère et elle avec sarcasme, et leurs mots étaient non moins cruels ni blessants que s’ils s’étaient frappés à coups de poing, que s’ils avaient envoyé voltiger de la vaisselle et des livres, comme cela se faisait dans d’autres ménages. Éthel restait figée sur son fauteuil, son cœur battait trop fort, ses mains tremblaient. Elle ne pouvait rien dire, seulement une ou deux fois, elle avait crié : « Assez ! » Et Justine était entrée dans sa chambre, elle s’était assise sur le lit, comme ce soir, sans rien dire, peut-être qu’elle avait pleuré dans l’obscurité. Maintenant, tout cela était fini. Ils ne se disputaient plus, mais le vide avait grandi, avait creusé un fossé entre eux que rien ne pourrait combler. Xénia, à son tour, avait trahi Éthel, elle s’était éloignée, fiancée avec un garçon qui ne valait rien, qui ne la valait pas.

Il fallait quitter l’enfance, devenir adulte. Commencer à vivre. Tout cela, pour quoi ? Pour ne plus faire semblant, alors. Pour être quelqu’un, devenir quelqu’un. Pour s’endurcir, pour oublier. Elle a fini par se calmer. Ses yeux se sont séchés. Elle écoutait la respiration de Justine, juste à côté d’elle, et le rythme régulier l’endormait.

La chute a commencé sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Pourtant, Éthel était aux aguets. Elle savait que cela pouvait arriver. Même Monsieur Soliman l’avait prédit longtemps avant. Il en avait parlé quelquefois, à demi-mot. « Quand je ne serai plus là, tu devras faire très attention. » Éthel avait onze ans, douze ans, est-ce qu’elle pouvait comprendre ? Elle disait : « Vous serez toujours là, grand-père. Pourquoi dites-vous cela ? » Il avait l’air sérieux, même un peu soucieux. « J’aimerais beaucoup que tu n’aies pas de souci à te faire pour ton avenir, j’aimerais que tu ne manques de rien. » Il avait pris sa décision, il allait écrire un testament, il lui léguerait tout, le terrain, son appartement du boulevard du Montparnasse, il serait sûr qu’elle aurait cette garantie, quoi qu’il advienne. Il ne haïssait pas son presque gendre, simplement il n’avait pas confiance en lui. Cette façon qu’avait Alexandre Brun de flamber, de caresser des songes creux, construire une maquette d’aérostat, expérimenter une hélice, et surtout ce talent qu’il montrait à se livrer aux margoulins, aux chevaliers d’industrie, aux arnaqueurs. « Ton père t’a parlé de ce qu’il fait, du projet de canal en Amérique, des mines d’or du Gourara-Touat, tout ça ? » Mais il ne pouvait pas être question d’espionnage, et il s’excusait tout de suite : « Oublie tout ça, même si tu en entends parler, oublie-le. Ce sont des bêtises, tu n’as pas à t’en mêler. »

Maintenant, Éthel aurait pu faire la liste de toutes ces bêtises. Elle n’avait pas eu besoin d’écouter aux portes. Dans les conversations de salon, cela revenait sans cesse. D’abord comme une litanie fantastique, avec des noms de lieux, des appellations de sociétés, des descriptions. Développement du Tonkin, Diamantaires de Pretoria, investissement immobilier à São Paulo, Bois précieux des Cameroun et de l’Orénoque, constructions portuaires à Port-Saïd, à Buenos Aires, à la boucle du Niger. Elle aurait voulu poser des questions, non par intérêt, mais par curiosité. Alexandre s’enflammait, il prononçait ces noms comme s’ils étaient la clef des songes, et qu’ils n’avaient pas de réalité. Il croyait être au début de l’aventure, il avait foi dans la promesse du progrès, de la science, de la prospérité économique. Il trouvait les Français frileux, égoïstes, inconsistants. Il regrettait d’avoir manqué sa vie en restant à Paris après ses études. Ce n’était pas Maurice qu’il souhaitait retrouver. Dans l’île, il avait étouffé. Comme Monsieur Soliman, il trouvait que « petit pays, petites gens ». Il voulait un théâtre plus grand pour ses activités. L’Amérique du Sud, la pampa. Ou bien l’Ouest américain, les forêts gelées du Grand Nord canadien. Ses héros, c’étaient John Reed, Jack London, Stanley. Mais il ne fallait pas lui parler de Charles de Foucauld. « Un agent d’espionnage au service de l’armée française, un intrigant, un poseur. » La générale Lemercier s’insurgeait, mais les tantes mauriciennes laissaient dire.

En attendant, il avait donné, prêté, perdu de l’argent de tous côtés. Les affaires, les fameux investissements, n’avaient profité qu’aux margoulins, et encore. Éthel aurait pu réciter la longue litanie des faux amis, des conseillers véreux. Ils étaient venus aux réunions de la rue du Cotentin. Ils apportaient des boîtes de cigares, du cognac, des fleurs pour Justine. Ils avaient fait signer des papiers. Les dossiers s’étaient empilés, chacun représentait une petite fortune. Beuret, Sellier, Pellet, Chalandon, Forestier, Cognard. Ils s’étaient succédé, ils avaient disparu. Quand Éthel demandait de leurs nouvelles, Alexandre restait évasif. « Lui ? C’est vrai que cela fait un bout de temps que je ne l’ai pas vu. » Si Justine le pressait un peu, il se fâchait : « Bon sang, mais vous n’avez qu’à me mettre en accusation ! Si vous tenez tant à gérer les affaires, je vous communiquerai tous les dossiers ! »

Sur Chemin, il avait l’oreille basse. Le scandale avait éclaté quelque temps auparavant. Les opérations boursières de Chemin étaient complètement frauduleuses, imaginaires. Les dossiers sur les mines du Gourara-Touat en Algérie, sur les nappes de pétrole de Sfax en Tunisie, sur la voie ferrée transsaharienne, tout était faux. Une association s’était formée, qui réunissait les victimes de Chemin afin de le traîner devant le tribunal et d’obtenir réparation. Justine avait insisté, tempêté pour qu’Alexandre rejoigne les plaignants et, après de nombreuses scènes, hésitations, colères vaines, il avait donné son accord pour ester en justice.

Cela le rendait malheureux. Éthel, un jour qu’elle lui parlait de cette histoire, à mots couverts bien entendu, parce qu’elle n’était pas censée être au courant, fut stupéfaite de comprendre que ce qui le rendait triste, ce n’était pas d’avoir été trahi et pillé par son ami, mais que celui-ci, désormais, allait manquer aux réunions du dimanche. « Enfin, papa, rends-toi compte du mal qu’il nous a fait ! Par sa faute, nous risquons d’être ruinés ! »

Alexandre avait tenu tête.

« Ruinés, comme tu y vas ! Le pauvre type va perdre beaucoup plus que nous ! » Il a ajouté, solennellement, après un silence : « Il risque de perdre son honneur ! » À quoi Éthel avait répondu : « Son honneur ! C’est toi qui lui fais beaucoup d’honneur, à ce bandit de grand chemin ! » Alexandre était parti se réfugier dans son fumoir : « Je ne veux pas t’entendre parler comme cela. »