Il avait bien fallu vendre. Justine n’avait pas l’habitude de se plaindre. Elle ne parlait pas. Elle soupirait un peu : « Eheu, la vie est difficile. » Elle disait seulement : « La vie est un sac très lourd. » Qu’y avait-il dans le sac ? Éthel le savait depuis l’enfance, elle connaissait chacune des pierres qui étaient entrées dans le sac. Maude, la liaison jamais finie, une sorte de béance qui écartait Alexandre de Justine et que rien ne pourrait réparer. Mais enfin, ils étaient restés ensemble. Les mensonges ne s’effaceraient pas, ni les marques des coups qu’ils s’étaient portés, mais le radeau du mariage continuerait de… Éthel s’était surprise à jurer comme Xénia. Merde ! Merde et merde au radeau, au radotage, aux bons sentiments. Ils étaient vieux. Alexandre, très ralenti depuis une chute sur le carreau du couloir, les jours et les nuits passés au lit à ronfler, à râler, son visage trop blanc, envahi par la barbe comme le visage d’un mort.
Les trahisons. Les à-peu-près. L’argent jeté par les fenêtres à pleines mains. L’argent de la dot, l’argent de la vente des sucreries, Aima, Launay, Riche en Eau. Les noms qu’Éthel avait entendus depuis l’enfance. Dans les fameux dossiers, elle avait trouvé ce dessin :
qui l’avait fait rire, malgré l’amertume. Aima, la légendaire, nourrissant ses héritiers avides et sans scrupules, tandis que le plateau de la balance plongeait dans le déficit sous le poids de ses énormes flatulences, c’était la caricature qu’Alexandre avait tracée d’une plume vengeresse — tout ce qui restait désormais de la fortune familiale à Maurice !
Qu’est-ce qui avait survécu de cette époque ? Tous ruinés, beaucoup étaient morts dans la dèche. Les vieilles tantes n’avaient rien. Milou surtout, qui ne s’était pas mariée, qui avait vécu toute sa vie de la charité de son frère et de ses sœurs. Les autres ne valaient guère mieux. Elles aussi avaient perdu, au jeu, au mariage, elles s’étaient fait escroquer avec bonheur, avec appétit !
C’était un peu avant l’été. Éthel s’en souviendra, il faisait une langueur anormale, la ville semblait endormie. Alexandre, remis à peu près de son accident, avait repris ses sorties. Chapeauté, impeccable dans son costume gris trois pièces du temps de sa splendeur, sa barbe taillée aux ciseaux et ses cheveux noirs bien peignés, il allait aux affaires.
« Mais qu’est-ce qu’il espère ? Trouver un nouveau filon ? », avait commenté Éthel. « Ne parle pas de cette façon, avait répondu Justine. Ton père est très affecté d’avoir à tout vendre. » Éthel n’avait pas accepté la résignation de Justine. « Il s’agit bien d’être affecté ! Qu’est-ce qu’il va faire ? Avec qui ? Et nous, qu’est-ce qu’on va devenir ? Où est-ce qu’on va aller ? De quoi va-t-on vivre ? » C’était malgré elle. Les questions remontaient dans sa gorge, elle les sentait se bousculer, là, au fond de sa poitrine, comme si elles pressaient sur son diaphragme. L’indolence de Paris avant juillet lui pesait, lui donnait la nausée. Ce soleil pâle comme un cachet d’aspirine, ce fleuve sale. Le ciel qui serrait les tempes comme un couvercle. Elle avait écrit dans son carnet ce vers grimaçant : « Jeter ce cachet dans la Seine, pour guérir Paris de sa migraine. »
Xénia, où était-elle ? Depuis des mois, elle n’avait plus donné de nouvelles. Le mariage avec Daniel n’avait pas eu lieu. Elle en était sûre. La famille du futur hésitait. Leur fils était un prix précieux qu’il fallait mériter. Et lui en avait-il envie ? Est-ce qu’il savait à quel point Xénia était unique, magnifique, et que jamais il ne mériterait ne fût-ce que d’attacher ses chaussures, ne fût-ce que d’attacher son regard gris-bleu.
La tête lui tournait. Elle a pris Justine par la main. « Allons ! Il faut y aller ! On ne peut pas rester les bras ballants ! Il faut se battre ! »
Elle se sentait le brave petit soldat qui monte au combat, sans expérience, avec toute l’ardeur et la confiance de la jeunesse. Justine rechignait. Elle a fini par céder, elle a mis son chapeau à voilette (celui qu’elle portait pour l’enterrement de Monsieur Soliman) et elle a donné le bras à sa fille, mais c’était Éthel qui l’entraînait. Elles sont entrées dans le cabinet de Me Bondy. En revoyant le décor où elle avait perdu son héritage, Éthel a ressenti une rage froide. Le notaire n’était-il pas responsable, après tout, autant qu’Alexandre ?
« Madame, mademoiselle ? » Il était pareil à lui-même, l’air ennuyé, son teint de papier mâché. Comment Alexandre pouvait-il avoir confiance dans un tel homme ? Éthel n’a pas laissé à sa mère le temps de dire un mot. « Vous connaissez notre situation, n’est-ce pas ? Vous savez que mon père a tout perdu. Il reste l’appartement dans lequel nous vivons, le bout de terrain, et l’atelier que nous louons à Mlle Decoux. Qu’est-ce que vous proposez ? »
Bondy faisait semblant de consulter des dossiers. Il lissait sa moustache teinte en roux, où se mêlaient les poils gris sortant de ses narines. « Vous dites que votre papa a tout perdu. Ce n’est pas ce qu’il m’a dit, à moi. Il est — nous sommes — en train de négocier avec un acquéreur important, et je puis vous garantir…
— Non, non, ce n’est pas ce que je vous demande. » Éthel avait le cœur qui battait trop vite, mais elle s’efforçait de parler calmement. « Ce n’est pas de promesses qu’il a besoin. Il lui faut la certitude qu’une fois tout réglé, tout payé, il pourra continuer à habiter l’appartement de la rue du Cotentin. »
Me Bondy était pris de court. Il n’avait probablement jamais eu dans sa carrière affaire avec une jeune fille âgée de dix-neuf ans qui venait lui réclamer des comptes. Sans doute se sentait-il protégé par la loi, il n’avait commis aucune malversation. L’acte qui faisait d’Alexandre le détenteur des droits sur l’héritage de Monsieur Soliman, tout était légal. Mais la réalité était là : il la lisait clairement sur le visage effondré de Justine, dans le regard dur et brillant d’Éthel. La ruine, l’angoisse du futur, la maladie d’Alexandre, l’incapacité où étaient ces deux femmes de s’en sortir. Il a refermé les dossiers. Peut-être qu’il était attendri, ou qu’il ressentait de la honte.
« Mademoiselle Brun, je vais voir ce que je peux faire. J’espère qu’il n’est pas trop tard pour négocier avec la banque. Mais n’attendez pas trop de moi, je puis donner des conseils à votre papa, mais je ne peux pas défaire ce qu’il a fait.
— Même si son état de santé ne lui a pas permis de prendre la bonne décision ? »
Me Bondy avait compris avant Justine.
« Oui, oui, on pourrait toujours demander la mise sous curatelle de votre papa, compte tenu de ce qui lui est arrivé. Il faudrait un certificat du médecin qui…
— Jamais ! » Justine a contenu son cri. « Il n’est pas question de, jamais je n’accepterai pour lui une telle indignité. »
Elles sont reparties. Cette fois, Éthel ne donnait plus le bras à sa mère. Elle marchait vite en faisant cogner ses talons sur le trottoir. Le boulevard du Montparnasse était encombré, bruyant. Les terrasses des cafés étaient déjà envahies, des hommes, des femmes qui buvaient des bocks, les voitures et les camionnettes s’embouteillant au carrefour de l’avenue du Maine. Éthel continuait à marcher sans ralentir, elle entendait derrière elle le petit bruit un peu pitoyable de sa mère qui trottinait, son souffle court, la voilette devait se coller à son nez à chaque inspiration. Tous ces gens, pensait-elle. Tous ces gens indifférents, chacun dans sa bulle, dans sa coquille. Ces gens qui flânaient, d’autres qui faisaient semblant d’être occupés. Les gens graves, les grisettes, les artistes. La comédie du boulevard. Personne qui se souciât véritablement de personne. Une ville où on pouvait se perdre, où, si l’on perdait de vue quelqu’une, si on la semait à la course comme à la gymnastique du lycée, il y avait toutes les chances pour qu’on ne la retrouvât jamais !