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Mademoiselle Éthel Brun

30, rue du Cotentin, 30

Paris XVe

Et le timbre à l’effigie de George VI, taché du tampon qui disait invariablement : Charing X Station.

Elle ouvrait l’enveloppe, elle respirait l’odeur du papier un peu acide, une odeur de sueur. Son regard balayait l’écriture régulière, les phrases trop courtes où Laurent parlait de politique, de littérature, de jazz, mais jamais de ses sentiments. Quelquefois elle ne les lisait pas. Elle se contentait, après avoir flairé le papier, de le plier et de glisser la lettre dans l’enveloppe pour prétendre qu’elle ne l’avait pas ouverte. Elle se félicitait d’aimer moins qu’elle n’était aimée. C’était l’axiome de Xénia qui lui revenait à l’esprit, quand elle disait : « Moi, ce que je veux, c’est rencontrer un homme qui m’aimera plus que je ne l’aimerai. »

Maintenant, Laurent était là. Il avait débarqué du bateau de Newhaven, avec son uniforme tout neuf de l’armée de terre britannique. Son calot, sa capote, son pantalon kaki et ses chaussures noires impeccablement cirées. Éthel avait réprimé un petit sourire moqueur, parce qu’il avait l’air de ce qu’il avait toujours été, non d’un soldat, mais d’un attorney qui se rendait au bureau, à la Cité, encore plus raide, le visage rosi par l’air de la mer, un coup de soleil sur le nez, les cheveux coupés très court, sa petite valise de cuir noir à la main, son parapluie roulé sous le bras.

Il avait pris une chambre dans la même pension et, sur les vélos loués au garage Conan, ils s’étaient promenés par les petits chemins creux jusqu’à la plage, à travers les collines, ils avaient mangé à la ferme du gros pain bis et du lard, des crêpes dans les bistros, ils s’étaient baignés dans la marée montante et ils s’étaient rincés à l’eau gelée de la Laïta. Ils sentaient le varech, la vase, ils avaient du sable gris dans leurs sandales et jusque dans leurs sous-vêtements, les cheveux collés par le sel. Laurent pelait du nez, des épaules, des jambes, du dessus des pieds, quand ils s’allongeaient sur la plage Éthel s’amusait à tirer des lambeaux de peau morte qu’elle jetait au vent. Le soir ils rentraient à la pension fourbus, ébouriffés, Laurent par politesse s’asseyait à la table des Brun pour écouter les discours d’Alexandre, tandis qu’Éthel allait droit à sa petite chambre sous le toit et se jetait sur le lit sans même se déshabiller, s’endormait d’un coup sans entendre le vent qui sifflait dans les ardoises.

En elle, il y avait une sorte de fureur. Cela venait comme un frisson de fièvre, à la fois exaltant et dégoûtant, irrépressible, incompréhensible. Évidemment, elle ne pouvait en parler à personne. Xénia, peut-être, si elle avait été là. Mais Xénia se serait moquée d’elle : tu as eu une vie trop facile, trop d’argent, trop de tout. C’est pourquoi tu ne sais pas ce que tu veux. Le monde est à prendre, ou à perdre, ça ne dépend que de toi-même. Etc.

Ou bien elle n’aurait rien dit du tout. Xénia était d’un égoïsme féroce, ce qui lui était étranger n’existait pas, tout simplement.

Est-ce que le monde était vraiment malade ? Ce frisson, cette nausée, cela venait de très loin, de très longtemps. Maintenant dans l’été des dunes, au Pouldu, en attendant l’heure du rendez-vous avec son amoureux, Éthel pouvait compter toutes les racines, radicelles, veinules, tous les capillaires de ce mal, comme un tissu qui avait recouvert toute sa vie. Cela n’avait rien d’imaginaire. C’étaient toutes les petites trahisons, le silence quotidien qui s’était installé dans les cœurs, le vide. Les mots parfois trop forts, la violence des sentiments, quand la voix de Justine montait dans la nuit, se brisait dans un sanglot qui ressemblait à un grelot, et la voix d’Alexandre qui lui répondait, un borborygme grave qui enflait, qui grondait. Puis le bruit de la porte qui claquait, le bruit des chaussures qui s’éloignaient dans le couloir, encore une porte qui claquait, le bruit des pas dans la rue, qui disparaissaient dans la nuit. Éthel qui attendait, qui espérait le retour, qui s’endormait avant d’avoir perçu les pas discrets dans le couloir, la respiration alourdie par le sommeil, par la fumée des cigarettes.

Toutes les conversations du salon, insignifiantes, rodo-montantes, toutes ces voix, le chantonnement des Mauriciennes, une odeur de sucre vanillé, de cannelle, sur les restes du cari safrané et des chatinis acidulés. Le vide, arrogant, injuste, cette façon que les gens de sa famille avaient de nier le réel, de lancer les noms d’une parentèle à jamais disparue, qui probablement n’avait jamais vraiment existé. Ces noms farfelus, inventés, pailletés, de la petite noblesse de Maurice, auxquels elle était plus ou moins rattachée par l’histoire de la famille Brun (au moins, celle-là n’avait pas cru bon y rattacher une particule). Des noms d’opérette, des noms de juments et d’étalons croisés dans les haras.

Les Archambault, Besnières, de Gersilly, de Grammont, de Grandpré, d’Espars, les Robin de Thouars, les de Surville, de Stère, de Saint-Dalfour, de Saint-Nolff, les Pichon de Vanves, les Cléry du Jars, Pontalenvert, les Seltz de Sterling, Craon de la Mothe, d’Edwards de Jon-ville, Créach du Rezé, de Soulte, de Sinch, d’Armor.

Déjà, l’an passé, en septembre, le 23 et le 24, les nouvelles de l’exode de la frontière nord, tous ces gens lancés sur les routes, avec leurs voitures à cheval et leurs charrettes à bras. La tempête qui avait soufflé sur eux, qui avait couché les arbres sur les routes. Le froid de l’hiver précoce, la chute des finances, les banques qui demandaient le remboursement immédiat des dettes, puis mettaient la clef sous la porte, et leurs patrons couraient s’abriter en Suisse, en Angleterre, en Argentine.

La voix qui crachotait dans le poste de TSF, la voix rauque, puissante, qui enflait, qui montait. Ses phrases lancées dans l’espace, et la rumeur environnante qui reprenait en chœur, un crissement de mer sur les galets de la plage, un fracas sur les dents des brisants. Les clameurs d’une foule, là-bas, quelque part, à Munich, à Vienne, à Berlin. Ou bien dans l’amphithéâtre du Vél’ d’Hiv, les fidèles de La Rocque, de Maurras, de Daudet, ceux qui acclamaient la Ligue, qui conspuaient les communistes. Et les voix des femmes, des folles, dans le salon de la rue du Cotentin, qui s’enthousiasmaient : « Quelle force, quel génie, quel pouvoir, mes chéries, quelle volonté émouvante, même si on ne comprend pas il nous électrise, c’est lui qui nous sauvera de nos vieux démons, qui nous protégera de Lénine, cet Asiate aux yeux fourbes, c’est lui qui vaincra Staline, qui nous préservera des barbares. »

Éthel enfonçait son corps dans le sable chaud, elle regardait le bois de pins avancer sous les nuages. Un après-midi, au crépuscule, comme les chauves-souris commençaient leur ronde au ras des dunes à la chasse aux moucherons, dans l’air calme, avec la marée étale qui clapotait à l’estran, Éthel et Laurent se sont baignés longuement, sans nager, juste à se laisser porter par la vague molle. Il y avait un silence intense sur la plage, personne à des kilomètres. Sur le tapis âcre des aiguilles, ils ont fait l’amour sans ôter leurs maillots trempés, un simulacre plutôt, le sexe de Laurent tendu sous l’étoffe noire appuyé sur le sexe d’Éthel creusé dans son maillot blanc, c’était une danse longue et lente d’abord, puis plus rapide, leurs peaux frissonnant dans la fraîcheur de l’air, où perlaient de petites gouttes de sueur salée comme l’eau de la mer, Éthel le visage renversé en arrière, les yeux fermés sur le ciel, Laurent arc-bouté, les yeux grands ouverts, le visage un peu grimaçant, les muscles de son dos et de ses bras tendus. Ils écoutaient le bruit saccadé de leurs cœurs, le halètement de leurs poumons. Éthel a joui en premier, puis Laurent, qui s’est aussitôt déporté sur le côté, la main appuyée sur son maillot où s’agrandissait une étoile chaude.